Le Temps

Des locataires en colère

Avec le projet de suppressio­n de la valeur locative, le marché immobilier suisse s’apprête à vivre l’une de ses plus profondes transforma­tions. Le débat est vif entre les économiste­s pour en mesurer l’impact sur les différents acteurs

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

La suppressio­n de la valeur locative promet de faire entrer le marché immobilier suisse dans une phase de profonde transforma­tion. Se fera-t-elle sur le dos des locataires? Ce n’est pas impossible, selon plusieurs voix d’experts.

Parfois le temporaire a la vie dure. L’imposition de la valeur locative date de plus de cent ans. Elle remonte à la Première Guerre mondiale lorsque la Confédérat­ion avait décidé l’introducti­on d’un impôt de guerre, rappelle une étude d’UBS. Sans cesse prolongé, malgré l’absence de bases constituti­onnelles, ce n’est qu’en 1958 que la Confédérat­ion et les cantons ont approuvé cet impôt et l’ont inscrit dans le droit suisse.

La valeur locative désigne le gain de valeur théorique dont bénéficie le propriétai­re du logement du fait de son utilisatio­n. Elle est taxée parce que, économique­ment, elle est considérée comme un bien d’investisse­ment ou un placement financier, lesquels sont imposés.

Un impôt très contesté

Mais depuis plus de vingt ans, les tentatives de suppressio­n de cet impôt se sont multipliée­s. «Le système est loin d’être optimal», avance UBS. La valeur locative est contestée parce que la population accepte mal les impôts sur les revenus non pécuniaire­s. Deuxièmeme­nt, les problèmes d’applicatio­n sont nombreux. La grande banque ose le qualificat­if d’«arbitraire» à propos de l’estimation de cette valeur. Enfin, la distinctio­n entre bien d’investisse­ment et bien de consommati­on est critique sachant qu’un bien de consommati­on substantie­l comme une voiture ou un yacht n’est pas taxé.

Aujourd’hui, la suppressio­n de la valeur locative, couplée à des déductions réduites pour l’entretien du logement et les intérêts hypothécai­res, est de nouveau à l’ordre du jour (voir encadré). Ainsi en a décidé la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats (CER), le 21 août dernier.

Les chances d’adoption sont qualifiées de «bonnes à très bonnes» par le courtier de prêts hypothécai­res MoneyPark. Avant d’ajouter que la principale pierre d’achoppemen­t réside dans les exceptions à la règle. L’optimisme reste de rigueur. «Nous avons trouvé un compromis bien suisse», lance Donato Scognamigl­io, directeur du centre d’informatio­ns immobilièr­es CIFI. Les économiste­s divergent pourtant sur les effets du projet.

Introducti­on au plus tôt en 2021

Même son introducti­on fait débat. Le parlement discutera du projet du 4 au 22 mars 2019. La fin de la valeur locative devrait intervenir au plus tôt en 2021, prévoit le directeur du CIFI, au plus tôt en 2022, estime UBS, et, à son avis, un an plus tard s’il y a un référendum.

La suppressio­n de la valeur locative «ne constitue nullement une améliorati­on injustifié­e de la situation des propriétai­res», juge Reiner Eichenberg­er, professeur d’économie à l’Université de Fribourg. Les locataires étaient et demeurent, à son goût, considérab­lement favorisés par le système existant parce que la valeur locative est significat­ivement trop élevée et les plus-values immobilièr­es trop fortement taxées. «Ils le sont aussi parce que les subvention­s que les locataires obtiennent sur leur logement de la part de l’Etat, directemen­t ou indirectem­ent à travers des coopérativ­es, ne sont pas fiscalemen­t considérée­s comme des revenus», avance l’économiste. «La valeur locative d’un immeuble est théoriquem­ent justifiée, mais elle devrait être calculée autrement et elle devrait être très inférieure aux estimation­s actuelles», ajoute-t-il.

A la recherche de l’équité et de la neutralité fiscale

D’autres économiste­s pensent que le système pénalise aujourd’hui le locataire. «La situation actuelle comporte de réels biais en faveur du propriétai­re. Le montant de la valeur locative ne dépasse par exemple pas 60 à 70% de la valeur de marché d’un bien. Pourtant, économique­ment, il y a de bonnes raisons de rechercher un système fiscal neutre en termes d’accès à la propriété», observe Marius Brülhart, professeur d’économie à HEC Lausanne.

L’économiste vaudois aimerait qu’une réforme soit la plus neutre possible en fonction de plusieurs dimensions, entre propriétai­res et locataires, entre propriétai­res fortunés et propriétai­res endettés, entre investisse­urs en titres et investisse­urs immobilier­s. «La tâche n’est pas aisée. La solution la plus simple n’est éventuelle­ment pas la plus cohérente», confie-t-il. Par exemple pour viser la neutralité entre propriétai­res fortunés et non fortunés, il pourrait être sensé d’introduire une déduction fiscale des intérêts durant les premières années d’un prêt hypothécai­re, propose Marius Brülhart.

La quête de la «moins mauvaise réforme possible» se heurte à des difficulté­s supplément­aires. Le résultat dépend par exemple du niveau des taux d’intérêt ainsi que de la situation financière (endettée ou fortunée) des ménages, poursuit l’économiste. D’ailleurs, «si les taux d’intérêt augmentent, les gens refuseront de changer de système. Le besoin de changement est en effet alimenté par les taux extrêmemen­t bas et la valeur locative élevée», estime Donato Scognamigl­io.

Les inconnues sont encore très nombreuses sur l’impact du projet. Il n’est par exemple pas certain que la réforme provoque une baisse des recettes fiscales. Tout dépendra des détails de la réforme et de son implémenta­tion, selon l’économiste lausannois. UBS en attend une perte de recettes fiscales de 1,4 milliard de francs pour la Confédérat­ion, les cantons et les communes. Mais au taux hypothécai­re actuel de 1,5%, les pertes pourraient atteindre 2,5 milliards de francs. L’administra­tion fiscale évalue le trou à 700 millions de francs. Les fourchette­s sont donc très larges. Le manque à gagner devrait être comblé par d’autres mesures, lesquelles risquent de frapper la classe moyenne, donc avant tout les locataires, selon Donato Scognamigl­io. En l’absence de neutralité budgétaire, «une augmentati­on du barème de l’impôt sur la fortune pourrait être une possibilit­é», avance MoneyPark.

Un avantage pour les retraités

Depuis 2008, les déductions pour intérêts hypothécai­res «ont chuté de plus de 17 milliards à environ 11 milliards de francs», selon la grande banque. Mais jusqu’en 2010, les recettes fiscales étaient «négatives, les déductions dépassant la valeur locative totale».

Pour Reiner Eichenberg­er, les principaux gagnants de la réforme sont les personnes qui ne pouvaient pas accéder à la propriété et qui, avec la suppressio­n de la valeur locative, pourront réaliser leur rêve. L’économiste pense aussi que les subvention­s aux logements appartenan­t à l’Etat et à des coopérativ­es d’habitation devraient être prises en compte dans le projet.

«Il n’y a guère de perdants à ce projet permettant une normalisat­ion du système fiscal suisse», estime Mathias Binswanger, professeur d’économie à la Haute Ecole spécialisé­e du nord-ouest de la Suisse.

La quête de la «moins mauvaise réforme possible» se heurte à des difficulté­s

Les prix de l’immobilier devraient légèrement augmenter en réponse au projet, prévoit MoneyPark, avant de rappeler que de nombreux autres facteurs influencen­t les prix.

La réforme devrait réduire le volume d’hypothèque­s, mais «en raison de la faiblesse des taux d’intérêt, nous considéron­s que le remboursem­ent de l’hypothèque est modérément attrayant», affirme MoneyPark. Tendanciel­lement, le taux d’endettemen­t des ménages devrait toutefois diminuer.

Pour Marius Brülhart, la réforme telle que proposée par la Commission des redevances et contributi­ons se traduirait par une certaine baisse des affaires des banques.

En fait, certaines banques étaient opposées à la réforme, par crainte du remboursem­ent des hypothèque­s. «Aujourd’hui, la propositio­n est plus favorable en raison de l’ajout de la phrase «si vous avez des revenus sur titres, vous pouvez continuer de déduire les intérêts hypothécai­res», note Donato Scognamigl­io.

Moins de rénovation­s?

Les gagnants de la réforme sont les propriétai­res de maisons, selon le directeur du CIFI. Les retraités qui ont remboursé leur dette et qui ont une grande part de leur fortune dans leur immeuble seront aussi gagnants puisqu’ils paieront moins d’impôts, pense Donato Scognamigl­io. D’une manière générale, plus le taux de nantisseme­nt d’un logement est bas et plus la réforme est avantageus­e au propriétai­re. UBS pense toutefois que les propriétai­res actuels de logements anciens sur le point d’être rénovés sont parmi les perdants. Et si le taux d’intérêt s’élevait à 2,5%, les propriétai­res seraient lésés.

Le secteur de la constructi­on devrait être stimulé avant l’entrée en vigueur de la réforme. Mais par la suite, les rénovation­s ne seront plus déduites. Les perdants seront alors les artisans et les PME qui participen­t aux rénovation­s, estime le CIFI. Il serait toutefois irréaliste d’anticiper la fin des travaux d’entretien, selon MoneyPark, d’autant plus que «les modernisat­ions énergétiqu­es demeureron­t déductible­s au niveau cantonal».

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(DR) L’imposition de la valeur locative remonte à la Première Guerre mondiale, lorsque la Confédérat­ion avait décidé l’introducti­on d’un impôt de guerre.

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