Des locataires en colère
Avec le projet de suppression de la valeur locative, le marché immobilier suisse s’apprête à vivre l’une de ses plus profondes transformations. Le débat est vif entre les économistes pour en mesurer l’impact sur les différents acteurs
La suppression de la valeur locative promet de faire entrer le marché immobilier suisse dans une phase de profonde transformation. Se fera-t-elle sur le dos des locataires? Ce n’est pas impossible, selon plusieurs voix d’experts.
Parfois le temporaire a la vie dure. L’imposition de la valeur locative date de plus de cent ans. Elle remonte à la Première Guerre mondiale lorsque la Confédération avait décidé l’introduction d’un impôt de guerre, rappelle une étude d’UBS. Sans cesse prolongé, malgré l’absence de bases constitutionnelles, ce n’est qu’en 1958 que la Confédération et les cantons ont approuvé cet impôt et l’ont inscrit dans le droit suisse.
La valeur locative désigne le gain de valeur théorique dont bénéficie le propriétaire du logement du fait de son utilisation. Elle est taxée parce que, économiquement, elle est considérée comme un bien d’investissement ou un placement financier, lesquels sont imposés.
Un impôt très contesté
Mais depuis plus de vingt ans, les tentatives de suppression de cet impôt se sont multipliées. «Le système est loin d’être optimal», avance UBS. La valeur locative est contestée parce que la population accepte mal les impôts sur les revenus non pécuniaires. Deuxièmement, les problèmes d’application sont nombreux. La grande banque ose le qualificatif d’«arbitraire» à propos de l’estimation de cette valeur. Enfin, la distinction entre bien d’investissement et bien de consommation est critique sachant qu’un bien de consommation substantiel comme une voiture ou un yacht n’est pas taxé.
Aujourd’hui, la suppression de la valeur locative, couplée à des déductions réduites pour l’entretien du logement et les intérêts hypothécaires, est de nouveau à l’ordre du jour (voir encadré). Ainsi en a décidé la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats (CER), le 21 août dernier.
Les chances d’adoption sont qualifiées de «bonnes à très bonnes» par le courtier de prêts hypothécaires MoneyPark. Avant d’ajouter que la principale pierre d’achoppement réside dans les exceptions à la règle. L’optimisme reste de rigueur. «Nous avons trouvé un compromis bien suisse», lance Donato Scognamiglio, directeur du centre d’informations immobilières CIFI. Les économistes divergent pourtant sur les effets du projet.
Introduction au plus tôt en 2021
Même son introduction fait débat. Le parlement discutera du projet du 4 au 22 mars 2019. La fin de la valeur locative devrait intervenir au plus tôt en 2021, prévoit le directeur du CIFI, au plus tôt en 2022, estime UBS, et, à son avis, un an plus tard s’il y a un référendum.
La suppression de la valeur locative «ne constitue nullement une amélioration injustifiée de la situation des propriétaires», juge Reiner Eichenberger, professeur d’économie à l’Université de Fribourg. Les locataires étaient et demeurent, à son goût, considérablement favorisés par le système existant parce que la valeur locative est significativement trop élevée et les plus-values immobilières trop fortement taxées. «Ils le sont aussi parce que les subventions que les locataires obtiennent sur leur logement de la part de l’Etat, directement ou indirectement à travers des coopératives, ne sont pas fiscalement considérées comme des revenus», avance l’économiste. «La valeur locative d’un immeuble est théoriquement justifiée, mais elle devrait être calculée autrement et elle devrait être très inférieure aux estimations actuelles», ajoute-t-il.
A la recherche de l’équité et de la neutralité fiscale
D’autres économistes pensent que le système pénalise aujourd’hui le locataire. «La situation actuelle comporte de réels biais en faveur du propriétaire. Le montant de la valeur locative ne dépasse par exemple pas 60 à 70% de la valeur de marché d’un bien. Pourtant, économiquement, il y a de bonnes raisons de rechercher un système fiscal neutre en termes d’accès à la propriété», observe Marius Brülhart, professeur d’économie à HEC Lausanne.
L’économiste vaudois aimerait qu’une réforme soit la plus neutre possible en fonction de plusieurs dimensions, entre propriétaires et locataires, entre propriétaires fortunés et propriétaires endettés, entre investisseurs en titres et investisseurs immobiliers. «La tâche n’est pas aisée. La solution la plus simple n’est éventuellement pas la plus cohérente», confie-t-il. Par exemple pour viser la neutralité entre propriétaires fortunés et non fortunés, il pourrait être sensé d’introduire une déduction fiscale des intérêts durant les premières années d’un prêt hypothécaire, propose Marius Brülhart.
La quête de la «moins mauvaise réforme possible» se heurte à des difficultés supplémentaires. Le résultat dépend par exemple du niveau des taux d’intérêt ainsi que de la situation financière (endettée ou fortunée) des ménages, poursuit l’économiste. D’ailleurs, «si les taux d’intérêt augmentent, les gens refuseront de changer de système. Le besoin de changement est en effet alimenté par les taux extrêmement bas et la valeur locative élevée», estime Donato Scognamiglio.
Les inconnues sont encore très nombreuses sur l’impact du projet. Il n’est par exemple pas certain que la réforme provoque une baisse des recettes fiscales. Tout dépendra des détails de la réforme et de son implémentation, selon l’économiste lausannois. UBS en attend une perte de recettes fiscales de 1,4 milliard de francs pour la Confédération, les cantons et les communes. Mais au taux hypothécaire actuel de 1,5%, les pertes pourraient atteindre 2,5 milliards de francs. L’administration fiscale évalue le trou à 700 millions de francs. Les fourchettes sont donc très larges. Le manque à gagner devrait être comblé par d’autres mesures, lesquelles risquent de frapper la classe moyenne, donc avant tout les locataires, selon Donato Scognamiglio. En l’absence de neutralité budgétaire, «une augmentation du barème de l’impôt sur la fortune pourrait être une possibilité», avance MoneyPark.
Un avantage pour les retraités
Depuis 2008, les déductions pour intérêts hypothécaires «ont chuté de plus de 17 milliards à environ 11 milliards de francs», selon la grande banque. Mais jusqu’en 2010, les recettes fiscales étaient «négatives, les déductions dépassant la valeur locative totale».
Pour Reiner Eichenberger, les principaux gagnants de la réforme sont les personnes qui ne pouvaient pas accéder à la propriété et qui, avec la suppression de la valeur locative, pourront réaliser leur rêve. L’économiste pense aussi que les subventions aux logements appartenant à l’Etat et à des coopératives d’habitation devraient être prises en compte dans le projet.
«Il n’y a guère de perdants à ce projet permettant une normalisation du système fiscal suisse», estime Mathias Binswanger, professeur d’économie à la Haute Ecole spécialisée du nord-ouest de la Suisse.
La quête de la «moins mauvaise réforme possible» se heurte à des difficultés
Les prix de l’immobilier devraient légèrement augmenter en réponse au projet, prévoit MoneyPark, avant de rappeler que de nombreux autres facteurs influencent les prix.
La réforme devrait réduire le volume d’hypothèques, mais «en raison de la faiblesse des taux d’intérêt, nous considérons que le remboursement de l’hypothèque est modérément attrayant», affirme MoneyPark. Tendanciellement, le taux d’endettement des ménages devrait toutefois diminuer.
Pour Marius Brülhart, la réforme telle que proposée par la Commission des redevances et contributions se traduirait par une certaine baisse des affaires des banques.
En fait, certaines banques étaient opposées à la réforme, par crainte du remboursement des hypothèques. «Aujourd’hui, la proposition est plus favorable en raison de l’ajout de la phrase «si vous avez des revenus sur titres, vous pouvez continuer de déduire les intérêts hypothécaires», note Donato Scognamiglio.
Moins de rénovations?
Les gagnants de la réforme sont les propriétaires de maisons, selon le directeur du CIFI. Les retraités qui ont remboursé leur dette et qui ont une grande part de leur fortune dans leur immeuble seront aussi gagnants puisqu’ils paieront moins d’impôts, pense Donato Scognamiglio. D’une manière générale, plus le taux de nantissement d’un logement est bas et plus la réforme est avantageuse au propriétaire. UBS pense toutefois que les propriétaires actuels de logements anciens sur le point d’être rénovés sont parmi les perdants. Et si le taux d’intérêt s’élevait à 2,5%, les propriétaires seraient lésés.
Le secteur de la construction devrait être stimulé avant l’entrée en vigueur de la réforme. Mais par la suite, les rénovations ne seront plus déduites. Les perdants seront alors les artisans et les PME qui participent aux rénovations, estime le CIFI. Il serait toutefois irréaliste d’anticiper la fin des travaux d’entretien, selon MoneyPark, d’autant plus que «les modernisations énergétiques demeureront déductibles au niveau cantonal».