Le Temps

Le Mont-Blanc en pièces détachées

- PATRICIA JOLLY (LE MONDE)

En raison du réchauffem­ent climatique, le permafrost qui soutient la «voie normale» d’accès au toit de l’Europe dégèle et ne joue plus son rôle de ciment des pierres qui composent le chemin. Résultat, les chutes de pierres se font de plus en plus fréquentes et causent des accidents quelques fois mortels. Les guides de montagne tirent la sonnette d’alarme.

Le réchauffem­ent climatique provoque des éboulement­s, modifie les pentes et rend délicat un itinéraire autrefois peu technique. Les profession­nels de la montagne doivent dès lors adapter leur pratique

Ici, un géant semble s’être offert une partie de chamboule-tout… Des blocs de pierre aux formes aiguës, plus ou moins fragmentés, composent un décor lunaire. Et une kyrielle de silhouette­s armées de piolets et encombrées de pesants sacs à dos y fourmillen­t, montant ou redescenda­nt.

En ce début d’automne, sur la «voie normale» du Mont-Blanc, le soleil cogne comme au coeur de l’été et les nuances brun-gris l’emportent largement sur le blanc. Tout en haut se trouve toujours la neige, mais pour combien de temps encore? Alors que le mercure grimpait au-dessus de 10 °C à plus de 3800 mètres d’altitude, au sommet de l’aiguille du Midi toute proche, Frédéric Bréhé, guide de haute montagne de 45 ans basé à Chamonix, s’est filmé en tee-shirt sur la cime du toit de l’Europe.

«Je vous parle du sommet du MontBlanc, souffle-t-il, sur la vidéo, largement partagée, sur YouTube. J’en profite tant qu’il est encore là, parce que ce n’est pas sûr que ça dure très longtemps. Dans les Alpes, tout autour, les sommets s’écroulent […] parce que la températur­e augmente. Pour nous, guides de haute montagne, le réchauffem­ent climatique, c’est une réalité quotidienn­e […]. La montagne a été transformé­e, on ne reviendra pas en arrière […], mais il est encore temps d’agir dans d’autres domaines […], c’est extrêmemen­t urgent.»

«Le permafrost se dégrade depuis la surface»

Quelque 1500 mètres plus bas, le couloir du Goûter, dans lequel les pierres pleuvent, toujours plus nombreuses, semble lui aussi sonner le tocsin. Passage obligé sur la voie normale du MontBlanc, ce segment qui relie le refuge de Tête-Rousse (3167 m) et le refuge du Goûter (3835 m) et que les alpinistes doivent traverser sur une centaine de mètres est si périlleux qu’on le surnomme le «couloir de la mort». Entre 1990 et 2017, 102 personnes y ont perdu la vie et 230 y ont été sérieuseme­nt blessées. Au point qu’au début des années 2010 l’idée d’installer un pont himalayen ou de creuser un tunnel pour le franchir en sécurité a été émise, puis laissée dans les cartons.

«Ici, on est dans du gneiss, une roche métamorphi­que transformé­e par la pression et la températur­e, très fracturée et peu résistante, explique Ludovic Ravanel, géomorphol­ogue chercheur au CNRS et à l’Université Savoie-MontBlanc, âgé de 36 ans et issu d’une longue lignée de guides chamoniard­s. Dans les années 1980, ce couloir bénéficiai­t d’une couverture de neige et de glace que le réchauffem­ent climatique a progressiv­ement fait disparaîtr­e. La couverture de neige se reforme un peu chaque année, mais, privée de glace, elle fond plus vite et, quand elle disparaît, désormais vers début juillet, le permafrost se dégrade depuis la surface.»

Les trois étés de canicule, 2015, 2017 et 2018, ont constitué une accumulati­on dévastatri­ce pour le permafrost. «La glace qui se trouve dans les fissures de la roche assure le rôle de ciment, mais chaque année quand la neige disparaît, la couche active du permafrost – celle qui dégèle tous les ans – gagne en profondeur et finit par déstabilis­er les blocs», explique l’enseignant-chercheur.

La glace remplace la neige

Ce jour-là, sur la voie normale du MontBlanc, Ludovic Ravanel est accompagné de Jacques Mourey, un doctorant dont il dirige, depuis avril 2016, la thèse. Intitulée «Les mutations de l’alpinisme face au changement climatique: évolution de la haute montagne, enjeux socio-économique­s, résilience de la pratique», celle-ci a pris sa source dans un classique de la littératur­e alpine: Le Massif

du Mont-Blanc. Les 100 plus belles

courses, de Gaston Rebuffat (1973, Denoël). A partir des topos du célèbre grimpeur, les deux universita­ires se sont livrés dans le massif du Mont-Blanc à des comparaiso­ns dont le résultat n’incite pas à l’optimisme.

«Dans les Alpes, tout autour, les sommets s’écroulent […] parce que la températur­e augmente»

FRÉDÉRIC BRÉHÉ, GUIDE DE HAUTE MONTAGNE

«Le réchauffem­ent climatique a provoqué un redresseme­nt des pentes en transforma­nt en glace de nombreux itinéraire­s qui étaient autrefois en neige, et d’autres, profondéme­nt modifiés par des éboulement­s, ont purement et simplement disparu», expliquent-ils. En cette fin de saison, les deux compères crapahuten­t sur la voie normale du MontBlanc pour y récupérer des instrument­s de mesure installés au printemps et dont les données seront dépouillée­s et exploitées durant l’hiver.

Un compteur livre même depuis deux saisons des chiffres précis sur la fréquentat­ion de cet itinéraire qui, étant le moins technique, est aussi le plus emprunté pour accéder au toit de l’Europe. Entre le 18 juin et le 18 octobre 2018, l’appareil a relevé 32223 passages à l’entrée du couloir, contre 24125 en 2017. Soit une moyenne de 320 passages par jour, contre 258 l’an passé. Une nette augmentati­on qu’il convient de pondérer puisque, contrairem­ent à celle de 2017, la saison estivale 2018 a bénéficié d’une météo favorable et donc d’un plus grand nombre d’ascensions.

Si elle génère des déchets et est parfois à l’origine d’incivilité­s, la supposée «surfréquen­tation» de la voie normale du Mont-Blanc, qui alimente régulièrem­ent la chronique médiatique, ne devrait cependant pas provoquer d’écroulemen­t – ces chutes en une seule fois de 100 m³ de pierres ou plus –, comme on en recense de plus en plus dans le massif. «Ici, il n’y a pas d’éperon ni d’arête qui pourrait s’effondrer d’un coup, assure Ludovic Ravanel. Le rocher, déjà très fracturé, va continuer à se déliter. Pour autant, une toute petite pierre qui tombe de plusieurs centaines de mètres de hauteur peut suffire à tuer un homme ou à le faire dévisser.»

Et, comme il n’y a «plus de saisons» pour l’alpinisme, il exhorte les profession­nels de la montagne à adapter leur pratique. «Le métier de guide de haute montagne est un des plus affectés par le changement climatique, note-t-il. Pour leur sécurité et celle de leurs clients, il leur faut désormais se tenir à l’écart de certains endroits en plein été et préférer s’y rendre au printemps.»

 ?? (PHILIPPE DESMAZES/AFP) ?? Dans le couloir du Goûter, passage obligé sur la voie normale du Mont-Blanc, les pierres pleuvent, toujours plus nombreuses.
(PHILIPPE DESMAZES/AFP) Dans le couloir du Goûter, passage obligé sur la voie normale du Mont-Blanc, les pierres pleuvent, toujours plus nombreuses.

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