Le Temps

Le gouverneme­nt veut diaboliser les «gilets jaunes»

- BÉATRICE HOUCHARD, PARIS @behache3

FRANCE «Séditieux de l'ultra-droite», «peste brune»: dans la majorité, les éléments de langage sont clairs: mettre les violences des «gilets jaunes» sur le compte de la présidente du Rassemblem­ent national. Mais, pour l'instant, aucune force politique n'est en mesure de récupérer l'inclassabl­e mouvement

En marge des manifestat­ions de «gilets jaunes», émaillées de dérapages violents, le ministre français de l'Intérieur Christophe Castaner est passé directemen­t de la case «maintien de l'ordre» à la case «offensive politique». Et l'on peut douter qu'il l'ait fait sans avoir recueilli la bénédictio­n d'Emmanuel Macron. Alors que les incidents éclataient à Paris, il a directemen­t mis en cause la présidente du Rassemblem­ent national (ex-Front national), Marine Le Pen, l'accusant d'avoir appelé à manifester sur les Champs-Elysées et d'avoir ainsi ouvert la voie à des «séditieux de l'ultra-droite».

La réalité est plus complexe. Marine Le Pen s'est en effet interrogée en fin de semaine dernière sur le fait que les «gilets jaunes» n'auraient pas droit à ce qu'on appelle «la plus belle avenue du monde» (du moins quand il n'y a ni casse, ni incendie, ni barricade). Mais elle n'a pas formelleme­nt appelé à manifester. Elle n'a d'ailleurs participé à aucun rassemblem­ent, certains de ses proches s'en chargeant à sa place. L'un d'eux, Jean-Lin Lacapelle, est même allé jusqu'à qualifier Emmanuel Macron de «dictateur».

Un piège grossier

Si l'on entendait bien dans la manifestat­ion des «On est chez nous», le cri de ralliement des troupes lepénistes, on y voyait aussi des militants de La France insoumise, des nostalgiqu­es brandissan­t le portrait de Che Guevara. On y voyait surtout des «gilets jaunes» sans appartenan­ce politique, lassés de tout, déçus par tous, qui ont tendance depuis quelques jours à passer de la demande de baisse des taxes à la démission d'Emmanuel Macron.

Le piège tendu par le président de la République et sa majorité (le ministre Gérald Darmanin a évoqué «la peste brune») est gros comme une maison: tenter d'imposer l'idée que le mouvement des «gilets jaunes» est une affaire de l'extrême droite et que la politique française se résume à un face-à-face entre Marine Le Pen et lui-même, entre «les nationalis­tes» et les «progressis­tes», à six mois des élections européenne­s.

Le leader de La France insoumise, JeanLuc Mélenchon, ne s'y est pas trompé, réagissant dare-dare aux propos de Christophe Castaner sur le thème: nous aussi nous sommes là, nous aussi nous voulons faire la révolution. Comme le disait Jean Cocteau, «puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisate­ur…».

Les autres dirigeants de partis sont quant à eux absents: on n'a pas vu le président des Républicai­ns, Laurent Wauquiez, pendant le week-end. Les porte-parole de La République en marche, incapables depuis dix-huit mois d'organiser sur le terrain des relais à la politique gouverneme­ntale, répètent les éléments de langage habituels. Le Parti communiste, lui, tenait son congrès dans la plus grande indifféren­ce en banlieue parisienne…

Tout le monde est dépassé. Et le plus important, samedi, se déroulait davantage en province qu'à Paris où la mobilisati­on, malgré des images impression­nantes de violence, est restée très modeste. Dans les régions françaises, plus de 1500 points de manifestat­ions ont tenu toute la journée de samedi, parfois jusqu'à la nuit, certains remettant ça dimanche matin. Sans forcément bloquer les routes mais avec des opérations-escargots ou des barrages filtrants, au grand dam des commerçant­s qui, à un mois de Noël, voient fondre leur chiffre d'affaires.

Promesse d'«une réponse claire»

Emmanuel Macron semble tenté de jouer le pourrissem­ent du conflit, mais pourra-t-il vraiment en sortir sans faire quelques concession­s? Réponse mardi, puisqu'il doit présenter le «plan de programmat­ion pluriannue­lle de l'énergie», avec notamment l'annonce de la création d'un «Haut Conseil pour le climat» peu susceptibl­e de faire baisser la températur­e.

Dimanche, il n'était toujours pas question de renoncer, même provisoire­ment, à la nouvelle augmentati­on des taxes sur le diesel et l'essence prévue le 1er janvier 2019. Le président de la République, en marge du sommet de Bruxelles, a promis de donner «une réponse claire aux classes moyennes et laborieuse­s», des réponses «économique­s et sociales mais aussi culturelle­s et de sens». En gros: fixer le cap et l'expliquer aux Français par un «discours de la méthode». Il aurait peut-être fallu commencer par là.

Le travail de pédagogie pourrait cependant ne pas suffire. Car les fractures françaises ne remontent pas à l'élection d'Emmanuel Macron en 2017. Le politologu­e Jérôme Fourquet, chercheur associé à la Fondation Jean-Jaurès, les fait remonter, dans une interview au Parisien, au non des Français au référendum sur la Constituti­on européenne en 2005. Dix ans plus tôt, en 1995, un candidat à l'élection présidenti­elle avait aussi été élu après avoir identifié une «fracture sociale». C'était Jacques Chirac. Mais ses deux mandats successifs à l'Elysée n'ont rien réglé.

Depuis, le Front national et plus récemment La France insoumise n'ont cessé de progresser: à eux deux, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont recueilli 40% des voix au 1er tour de l'élection présidenti­elle de 2017. Le 26 mai 2019, au soir des élections européenne­s, on risque d'entendre les habituels cris d'orfraie devant la montée des extrêmes et le nombre record d'abstention­nistes, comme après chaque élection depuis plusieurs décennies. Pendant ce temps-là, les fractures continuent de s'agrandir. ■

Emmanuel Macron semble tenté de jouer le pourrissem­ent du conflit, mais pourra-t-il vraiment en sortir sans faire quelques concession­s?

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