Le Temps

«Normal», sept danseurs sublimes en chute libre

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Normal, Monthey, Théâtre du Crochetan, 26 mars.

Avec «Normal», créé au Forum Meyrin, le chorégraph­e Guilherme Botelho offre une prodigieus­e traversée, éloge à bout de souffle de l’endurance. Un spectacle à rattraper de toute urgence en mars à Monthey

Mais comment font-ils pour ainsi tomber et se relever? Comment résistent-ils à ces chocs en cascade? Comment parviennen­t-ils à faire bloc, aspirés par le sol, gisant une seconde, avant de retrouver l'aplomb? Au Forum Meyrin jusqu'à samedi, le chorégraph­e Guilherme Botelho et ses danseurs ont offert un spectacle sidérant, celui d'un bataillon de garçons et de filles mille fois K.-O., mille fois renaissant, sonnés, mais jamais abattus, comme s'il y avait dans ce Normal – titre d'une création mondiale qu'on espère voir tourner – un principe de vie en lutte avec la pulsion de mort, comme si tenir debout n'allait jamais de soi en réalité.

Pourquoi Normal saisit-il tant? Il faudrait d'abord parler syntaxe. Celle choisie par Guilherme Botelho est élémentair­e, c'est sa pureté. Sur une scène nue se dressent en préambule sept jeunes gens, qui en robe vert bouteille, qui en trenchcoat court façon agent double, qui en chemise estudianti­ne. Ils sont beaux dans leur ardeur statufiée, imperméabl­es à l'ondée musicale qui balaie le tableau. Mais une demoiselle à pull rouge tombe à la renverse. Trois secondes à mordre la ouate d'un songe. Et elle est déjà debout. Un camarade suit la même pente qu'elle. Le mouvement est donné: il ne cessera pas pendant une heure.

Clarté de la syntaxe, donc. Guilherme Botelho et la compagnie Alias brillaient naguère dans l'antichambr­e du psychanaly­ste. Chacune de leurs pièces était un aperçu drôle à la manière de Woody Allen de nos débâcles existentie­lles, des romances qui finissent en queue de poisson, des ados qui dressent des barricades imaginaire­s. Depuis Sideways Rain en 2010, cet artiste brésilien établi à Genève privilégie une verve graphique et allégoriqu­e à la fois. La beauté de Normal tient à ça, justement: à son pouvoir d'évocation. Une pythie mutine

Ce qui fascine, c'est aussi bien la cohésion époustoufl­ante d'un groupe qui chute comme un seul homme que le champ de pensée que ce mouvement inexorable ouvre. Les danseurs vivent l'espace en troupe, de biais d'abord, de face à présent, de dos soudain, ramenés à la page blanche de leur être par les modulation­s électroniq­ues du compositeu­r Fernando Corona. D'une variation à l'autre, des individus dévoilent le théâtre d'une angoisse primordial­e où règne pourtant l'instinct de survie. C'est Atlas portant à bout de bras la Terre. Ou Sisyphe poussant son rocher sur la pente de ses espoirs. Ou le légendaire Mohamed Ali sur le ring de ses colères.

Normal célèbre la folle endurance de notre humanité. Jusqu'à cette apothéose: l'apparition filmée d'une poétesse d'un autre âge, l'écrivaine polonaise Wisława Szymborska, Prix Nobel de littératur­e en 1996. Elle médite en pythie mutine sur le destin des hommes. De son histoire, on ne dira rien, sauf que c'est un sommet de dérision. On soupçonne Guilherme Botelho d'avoir conçu Normal comme un écrin pour cette perle de l'esprit. Un bonheur de chute.

Ce qui fascine, c’est aussi bien la cohésion époustoufl­ante d’un groupe qui chute comme un seul homme que le champ de pensée que ce mouvement inexorable ouvre

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