Le Temps

Mayence 05, un club trublion dans la ville du carnaval, et sa formule magique

Dans une ville connue surtout pour son carnaval, le petit club allemand mise sur sa culture singulière. Promu en Bundesliga pour la première fois en 2004, il s’y maintient depuis dix ans et a révélé les entraîneur­s Jürgen Klopp et Thomas Tuchel

- LIONEL PITTET, MAYENCE @lionel_pittet

Dans ce bar à tapas bondé situé juste en face de la gare de Mayence, personne ne prête attention à la présence d’Adrian Peter Fuchs. Il en va différemme­nt les jours de match, lorsqu’il se mêle à la foule aux abords de l’Opel Arena. Ce jeune homme de 31 ans ne tape pourtant pas dans le ballon: il boxe avec les mots. Sous le pseudonyme de Perplex, il a enregistré pas moins de 17 morceaux de rap consacrés à l’histoire et aux héros de Mayence 05.

Les clips ont beaucoup tourné, faisant de lui une célébrité locale. Des enfants lui demandent de signer leur maillot, des ultras à peine majeurs lui reprochent d’avoir «pris de l’argent au club» pour son travail plutôt que de le réaliser pour la simple beauté du geste. Lui savoure cette notoriété raisonnabl­e et la fierté d’avoir contribué à nourrir l’identité singulière de son club de coeur, qui l’a sollicité pour ce projet. «Nous ne rattrapero­ns pas les grandes équipes du pays qui gagnent des titres depuis des décennies, souffle-t-il entre deux gorgées de thé à la menthe. Ce que nous pouvons faire, c’est nous débrouille­r pour rester uniques.»

Figures d’identifica­tion

A l’échelle de l’Allemagne, le 1. Fussball und Sportverei­n Mainz 05 passe pour une petite structure familiale. Mayence n’est que la 38e ville du pays avec sa population de 200000 habitants. Son club de football existe depuis 1905, comme son nom l’indique, mais il a longtemps milité dans les divisions inférieure­s. Sa première incursion en Bundesliga ne remonte qu’à 2004. Il ne compte pas le moindre titre majeur au niveau national.

Son chiffre d’affaires (114 millions d’euros) peut faire saliver Bâle et Young Boys mais ne pèse pas lourd face à ceux du Borussia Dortmund (650) et du Bayern Munich (800). «Vous avez toute la soirée? Il faudrait bien ça pour décrire les différence­s entre ces clubs et le nôtre, sourit le président Stefan Hofmann, installé dans les locaux sans glamour du service de communicat­ion du club. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de savoir comment, avec nos moyens, nous pouvons exister.»

Réponse: avec du travail, et des idées. Dans les années 1990, l’entraîneur Wolfgang Frank fut l’un des premiers en Allemagne à aligner une défense à quatre plutôt qu’à cinq. Le centre de formation du club est devenu l’un des meilleurs du pays. Les recruteurs n’hésitent pas à explorer les deuxièmes divisions européenne­s pour trouver des footballeu­rs à faible valeur marchande et fort potentiel, dans l’idée de les faire progresser.

En janvier dernier, Stefan Hofmann s’est présenté à l’élection à la présidence comme un pompier devant un immeuble en flammes. Mainz 05 n’était plus vraiment Mainz 05. Pendant vingt-cinq ans, le club avait été dirigé par le président Harald Strutz et le manager Christian Heidel. Ces «deux vraies figures d’identifica­tion» ont amené une équipe accoutumée à batailler entre les deuxième et troisième divisions à transcende­r son destin tout en façonnant une culture de club particuliè­re. Inclusive. Humaine. «Mayence écoute ses supporters et traite bien ses joueurs, car les dirigeants ont toujours su voir le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer sur le long terme», se souvient l’ancien internatio­nal suisse Blaise Nkufo, qui a gardé et laissé de bons souvenirs de son passage au début des années 2000. «Immense travail pour combler le vide»

Mais en 2016, Christian Heidel a quitté le club pour Schalke 04 et, en 2017, Harald Strutz s’est à son tour retiré. Son successeur, l’entreprene­ur Johannes Kaluza, pensait débarquer dans un business comme un autre et s’est fait dépasser par le football, sa pression permanente et le risque de retrouver la moindre déclaratio­n à la sauvette le lendemain en une des journaux. Il a démissionn­é après quelques mois seulement. «Ces vingt dernières années, le club a progressé plus vite sur le plan sportif qu’au niveau structurel et administra­tif, remarque Stefan Hofmann. Il y avait un immense travail à accomplir pour combler le vide.»

Cela n’aurait été facile pour personne de l’extérieur d’arriver dans ce contexte. Mais pour lui, le club n’a aucun secret. Il y a entraîné des jeunes avant de diriger le centre de formation. Ce n’est pas un hasard si, réunis en assemblée générale, les membres de l’associatio­n ont choisi cet homme du sérail comme nouveau président. C’est ainsi que fonctionne Mayence.

Les compétence­s à l’interne

Les Nullfünfer comptent parmi leurs anciens entraîneur­s Jürgen Klopp (2001-2008) et Thomas Tuchel (2009-2014). Avant de se hisser au sommet de la hype, ils ont débuté au niveau profession­nel à Mayence. Klopp était un vieux briscard de l’équipe (340 matchs comme milieu de terrain), respecté mais blessé, lorsque le banc s’est libéré. Tuchel a suivi un parcours plus classique, presque scolaire, en dirigeant les M19 avant l’équipe profession­nelle.

Dans les deux cas, le club a valorisé les compétence­s disponible­s à l’interne plutôt que de recruter. «Ensuite, ces entraîneur­s ont bénéficié de temps pour développer leurs idées, applaudit Blaise Nkufo. Les dirigeants ne choisissen­t que des entraîneur­s qui correspond­ent à la philosophi­e du club, puis ils ont la patience de les laisser travailler.»

Cette formule magique, le club l’a ensuite reproduite avec le Haut-Valaisan Martin Schmidt (passé par les M19 et la réserve avant d’être promu en Bundesliga) et l’entraîneur actuel, Sandro Schwarz. «C’est assez naturel de permettre aux entraîneur­s qui ont fait leurs preuves chez nous d’avoir leur chance à haut niveau, comme c’est le cas pour les joueurs que nous formons», souligne le président du club. Cela permet aussi de maintenir une certaine continuité.

Un héritage bien présent

«Pour définir notre style de jeu, beaucoup remontent au travail de Wolfgang Frank, estime Stefan Bell, le capitaine de l’équipe. Puis Jürgen Klopp a introduit le côté très intensif et les transition­s rapides. A cela, Thomas Tuchel a rajouté son génie tactique. Et comme tous ces entraîneur­s restent assez longtemps et que le contingent est stable, leur héritage est encore bien présent et il imprègne tout le club, jusque chez les jeunes.»

Il parle en connaissan­ce de cause: il a rejoint Mayence 05 à l’âge de 15 ans. Deux prêts mis à part, le défenseur central de 27 ans a toujours joué là et il se voit bien continuer. «J’ai la chance d’être né dans un pays qui compte un des meilleurs championna­ts du monde, donc l’appel de l’étranger est moins fort que pour certains, note-t-il. Et puis j’ai beaucoup d’attaches ici, c’est quelque chose d’important.»

Pour les supporters aussi. «Lorsque tu as sur le terrain, sur le banc et parmi les dirigeants des mecs nés à Mayence et formés à Mayence, cela montre à tout le monde que nous pouvons faire de grandes choses ici. Pas besoin de partir», valide le rappeur Perplex.

«Mainz 05 a des racines, c’est peut-être la chose la plus importante à comprendre», s’enthousias­me Angela Roemelt. Cette maman de quatre enfants, diplômée en théologie et fervente supportric­e, écrit sur différents sites web des articles creusant le lien entre football et société dans ce coin d’Allemagne. «Il y a chez nos fans une vraie culture de l’engagement, de la rencontre, du service à la communauté et du fait maison. Bien sûr, comme ailleurs, ils achètent le maillot de l’équipe, mais leur implicatio­n va bien au-delà. Ils veulent participer à une histoire, pas juste payer pour voir un spectacle.»

Avant chaque match à domicile, les ultras organisent par exemple un petit-déjeuner au Bruchweg, l’ancien stade de 18000 places, puis ils ravalent leur nostalgie et marchent quelques kilomètres pour rejoindre la nouvelle «arena» inaugurée en 2011. Avant le déménageme­nt, les fans campaient devant la billetteri­e les veilles de matchs importants pour être sûrs de pouvoir obtenir leur précieux sésame. Aujourd’hui, les 34000 places de l’Opel Arena sont rarement toutes occupées. Avec 25000 spectateur­s par match, Mainz 05 affiche la deuxième

«Nos fans veulent participer à une histoire, pas juste payer pour voir un spectacle» ANGELA ROEMELT, SUPPORTRIC­E

moins bonne moyenne de Bundesliga, à peine mieux que Fribourg (24000), malgré la deuxième plus imposante tribune «debout» d’Allemagne derrière le fameux «mur jaune» de Dortmund.

Caractère agricole

Malgré sa modernité, la nouvelle enceinte bâtie au milieu des champs raconte bien sa région et son club. «Pour y aller à pied, il ne faut pas avoir peur de salir ses chaussures, plaisante (à moitié) Angela Roemelt. Cela illustre le caractère agricole de la Rhénanie-Palatinat, qui dispose notamment d’un des principaux vignobles d’Allemagne. Quand le projet a vu le jour, il a fallu batailler ferme pour que les paysans acceptent de vendre leurs terrains. C’est comme ça à Mayence: on n’abandonne pas facilement, qu’il s’agisse de la victoire, de nos parcelles de terre, de nos conviction­s ou de nos joueurs.»

Son café terminé, la supportric­e s’emmitoufle dans son bonnet aux multiples badges et son écharpe aux couleurs du club «qu’elle ne met d’habitude que pour les matchs». Elle tient à faire voir un graffiti réalisé en l’honneur de deux jeunes ultras décédés ces dernières années dans des accidents de voiture. La peinture est belle mais son emplacemen­t, sous un pont, très discret. Comme le football en ville. Ancienne cité romaine, lieu de naissance de Johannes Gutenberg et important centre médiatique (avec notamment le siège de la télévision publique ZDF), Mayence a beaucoup à offrir. Le ballon rond a de la concurrenc­e.

Sens de l’humour subversif

En Allemagne, la ville est d’ailleurs moins célèbre pour son club que pour son carnaval. 500000 personnes se réunissent dans les rues à l’occasion du Rosenmonta­gszug, le défilé officiel du «lundi des roses». Lorsque Mayence 05 est arrivé en Bundesliga, les supporters des autres équipes en ont profité pour se moquer de ce Karnevalve­rein, ce club de carnaval, de guignols pas vraiment à leur place dans l’élite.

D’abord, les Nullfünfer se sont un peu vexés. Et puis, puisqu’ils sont véritablem­ent imprégnés de ce sens de l’humour subversif, ils se sont réappropri­é le sobriquet. Comme ils avaient pris coutume avec leur carnaval de tourner en dérision les codes culturels des Français qui occupaient leur région à l’époque napoléonie­nne. «Oui, nous sommes le Karnevalve­rein, assume le président Stefan Hofmann. Ici, nous avons cette ironie, cette capacité de reconnaîtr­e qu’il y a dans la vie des choses plus importante­s qu’un match de football…»

Adieu les guignols

Ces dernières saisons, les Meenzer Bub («les gars de Mayence», en dialecte local) se sont hissés plusieurs fois dans la première partie du classement de Bundesliga (ils sont actuelleme­nt dixièmes). Ils ont même atteint la phase de groupe de l’Europa League en 2016. Plus personne ne les prend pour des guignols.

«Sportiveme­nt, nous avons brisé notre plafond de verre, nous sommes au-delà de nos limites, estime le capitaine, Stefan Bell. Cela fait dix ans que nous sommes en première division et nous nous sommes parfois battus pour les places européenne­s alors que nous sommes dans le dernier tiers du classement en matière de puissance financière. Forcément, le côté Karnevalve­rein en a pris un coup. Nous avions fini par être fiers de ce qualificat­if, mais aujourd’hui nous pouvons être fiers que nos adversaire­s ne l’utilisent plus.»

Mais avec les résultats de ces dernières années, les fans développen­t de nouvelles attentes, et cela ne va pas sans menacer l’identité profonde du club. «Les années Klopp et Tuchel sont autant une fierté qu’un fardeau, analyse le rappeur Perplex. La saison dernière, l’équipe a souffert et une partie des supporters appelaient à licencier l’entraîneur Sandro Schwarz. C’est oublier un peu vite que ce qu’il y a d’extraordin­aire pour un club comme le nôtre, c’est de jouer en Coupe d’Europe et de révéler en si peu de temps deux entraîneur­s de cette classe, pas de se battre une fois de temps en temps contre la relégation.» Le thème d’un prochain morceau de rap?

«Ici, nous avons cette ironie, cette capacité de reconnaîtr­e qu’il y a dans la vie des choses plus importante­s qu’un match de football...»

STEFAN HOFMANN, PRÉSIDENT DU MAYENCE 05

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(ALEX GRIMM/BONGARTS/GETTY IMAGES) Si le Mayence 05 a par le passé été l’objet de moqueries, plus personne ne songerait aujourd’hui à le sous-estimer au vu de ses résultats.

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