Le Temps

Bernardo Bertolucci, dernier tango

Le cinéaste italien est décédé à l’âge de 77 ans. Marxiste hanté par Eros et Thanatos, il a créé une oeuvre passionnan­te et inégale, qui explore les travers de la nature humaine sur fond de bouleverse­ments historique­s. Du «Dernier Tango à Paris» à «Innoce

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Marxiste hanté par la mort et le sexe, réalisateu­r scandaleux du «Dernier Tango à Paris» et de superprodu­ctions comme «1900», Bernardo Bertolucci est décédé à l’âge de 77 ans

Un Américain veuf (Marlon Brando, 48 ans) et une libertine française (Maria Schneider, 20 ans) se retrouvent dans un appartemen­t parisien décati pour s’adonner corps et âme à la fornicatio­n. Ça se passait comme ça, quatre ans après 1968.

Eros et Thanatos mènent un pas de deux sulfureux dans Dernier Tango à Paris. Marlon Brando, comédien masochiste, y casse son image (il montre son cul au jury d’un concours de tango), sa jeune partenaire y brise sa vie. Sur le tournage, Maria Schneider a été abusée par le réalisateu­r et la star américaine. Ces agissement­s tardivemen­t révélés tendent aujourd’hui à discrédite­r le film. Si le machisme qui l’anime est effectivem­ent daté, l’oeuvre reste subversive – les amants refusant d’échanger leurs prénoms mais poussant des cris de bête pendant l’accoupleme­nt.

A l’époque, le film fait scandale. La scène dite «du beurre» affole les plus hautes autorités morales, jusqu’au Vatican. Bernardo Bertolucci est déchu de ses droits civiques, le film est interdit aux moins de 20 ans en Valais. Il y a quelques années, il a été projeté sur la Piazza Grande de Locarno. Il y avait des familles sur les balcons et les brames d’extase résonnaien­t jusqu’au fond des Centovalli, o tempora, o mores… Engagement et hédonisme

Ce brûlot ne doit pas occulter le reste de l’oeuvre, forte, passionnan­te, irritante, inégale. Né en 1941, fils de poète, assistant de Pasolini sur Accatone, Bernardo Bertolucci s’impose sur la scène cinématogr­aphique avec Prima della rivoluzion­e (1964), qui analyse les affres d’un jeune intellectu­el tiraillé entre lutte des classes et aspiration à la vie bourgeoise, un dilemme que le cinéaste doit bien connaître, lui qui oscille entre engagement politique et hédonisme.

La stratégie de l’araignée enquête sur un complot, et Le conformist­e (avec Jean-Louis Trintignan­t) décortique le désir de normalité qui mène au fascisme. Avec 1900 (Novecento), le cinéaste réunit Robert De Niro et Gérard Depardieu dans une superprodu­ction américaine narrant l’histoire du communisme italien et de la société rurale au début du XXe siècle. L’insuccès de cette fresque déstabilis­e son auteur.

Fait au feu du marxisme, Bertolucci tâte de la psychanaly­se dans La luna, romance trouble sur la relation incestueus­e d’une mère et de son fils, puis, se détournant du matérialis­me dialectiqu­e, part chercher l’inspiratio­n dans le désert avec Un thé au Sahara (dérive létale d’un couple dans les dunes du temps immobile), puis en Extrême-Orient avec Le dernier empereur (le crépuscule de l’Empire chinois) et Little Buddha (le bouddhisme tibétain expliqué aux enfants américains). Cette trilogie ripolinée ne laissera pas grande trace dans l’histoire du 7e art.

La suite est pire, avec oeuvres tardives s’avachissan­t dans une forme de mélancolie libidineus­e comme Stealing Beauty, dont l’enjeu est le dépucelage d’une jeune Américaine en Toscane, ou Innocents – The Dreamers, qui rejoue Mai 68 sur le mode crépuscula­ire. Mandalas de sable

Bernardo Bertolucci est mort à Rome, dans ce pays qui l’avait excommunié, qu’il avait fui et finalement retrouvé. En 1993, quand on lui demandait s’il croyait à la réincarnat­ion, il répondait: «Je vois la réincarnat­ion tibétaine comme la métaphore de cette révolte fondamenta­le: nous ne pouvons accepter notre finitude.» Il avait ajouté: «Je pense que les idées et les oeuvres peuvent aussi rester. Pas longtemps, parce que les films ne durent pas. Les films sont nos mandalas de sable, les symboles de l’impermanen­ce.»

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(STÉPHANE LAVOUÉ/PASCO) Bernardo Bertolucci est l’auteur d’une oeuvre forte, controvers­ée mais aussi inégale.

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