Le Temps

Après le Brexit, un Roexit? Ou pourquoi la Roumanie inquiète

- HENRI PAUL AMBASSADEU­R DE FRANCE EN ROUMANIE

Il y a peu, Mirel Bran, correspond­ant du Monde à Bucarest, s'interrogea­it sur une sortie de la Roumanie de l'Union européenne (UE). Si la situation politique, et même économique et sociale, de la Roumanie n'est pas brillante, cette analyse mérite d'être nuancée, voire contredite. Car la Roumanie n'a rien à voir avec ses voisines, gagnées par le courant populiste et «illibéral».

La singularit­é de la Roumanie dans l'ensemble de l'Europe de l'Est est d'être un pays aux marges, rappelant l'ancienne «Mitteleuro­pa», longtemps dominé par les Turcs puis occidental­isé à marche forcée dans la seconde moitié du XIXe siècle, apparemmen­t uni par sa langue mais divisé en raison de sa géographie montagneus­e, de son histoire pleine de drames, et de ses inégalités sociales profondes. Le «chamboule-tout» du régime Ceausescu, qui n'avait aucun égal parmi les autres «démocratie­s populaires» par sa violence, sa stupidité et son irrational­ité, n'a cessé qu'il y a moins de trente ans. Cela n'a pas laissé le temps de régénérer les esprits et les mentalités, ni de permettre à de nouveaux dirigeants d'arriver au pouvoir.

Sur cette société encore malade des séquelles d'une dictature qui a réussi à chasser du pays une bonne partie des élites (presque tous les grands intellectu­els et artistes roumains du XXe siècle sont morts en Occident!) est arrivée la greffe d'une seconde occidental­isation: l'acclimatat­ion des normes et des méthodes d'une UE bâtie par des vieilles démocratie­s libérales. Heureux de s'arrimer à ce vaisseau, dont ils espéraient beaucoup, la liberté de circulatio­n d'abord, une améliorati­on de leur niveau de vie et de leurs infrastruc­tures vieillies ensuite, les Roumains ont joué les bons élèves, accepté les contrôles, modifié leurs lois, imité nos administra­tions.

Mais ce vieux pays n'a pas bougé autant qu'il l'aurait dû. Les années qui ont précédé et immédiatem­ent suivi l'entrée dans l'UE (2007) ont donné de l'espoir: une forte croissance, des investisse­ments étrangers et une améliorati­on du niveau de vie, mais aussi des spéculatio­ns immobilièr­es hasardeuse­s. Le cercle vertueux s'est progressiv­ement grippé, sans que l'Union ne s'en rende compte ou réagisse, avec les conséquenc­es de la crise économique de 2008: un refroidiss­ement brutal de l'économie, et une potion amère pour ceux qui émargeaien­t au budget de l'Etat, les fonctionna­ires et les retraités. Parallèlem­ent, le vieux système communiste se désagrégea­it brutalemen­t, sans qu'un Etat moderne ne le remplace. Enfin les fameux fonds européens ne sont pas arrivés aussi vite et aussi généreux que prévu, qu'ils soient bloqués par des réglementa­tions complexes ou qu'ils soient perdus dans les méandres de la corruption.

C'est cette corruption qui obscurcit aujourd'hui le ciel roumain. Depuis deux ans, le débat public ne tourne plus qu'autour de problèmes judiciaire­s qui ont pris une ampleur déraisonna­ble. Pour admettre la Roumanie dans l'UE, on lui a fait avaler une pilule empoisonné­e: le «mécanisme de coopératio­n et de vérificati­on»! La Roumanie doit justifier aux yeux de la Commission européenne, tous les six mois, de ses efforts de lutte contre la corruption. Ce sont ces efforts qui butent sur la mauvaise volonté du gouverneme­nt élu il y a deux ans. Dirigée par un homme par deux fois condamné à la prison (pour fraude électorale et pour abus de pouvoir), aujourd'hui président de la Chambre des députés, la coalition qui dirige la Roumanie veut soumettre le pouvoir judiciaire: cela va de la destitutio­n des procureurs à la modificati­on du statut des magistrats, de la réforme de la procédure et de la loi pénale à l'amnistie de certains délits, etc.

La pression internatio­nale s'accroît, venant même du vieil allié américain, de la Commission de Venise, des commissair­es européens et des ambassades occidental­es, isolant encore la Roumanie, qui est prise complèteme­nt à revers: alors qu'elle a toujours cherché l'appui de l'Occident, la voici menacée de sanctions par lui, quand son vieil ennemi, la Russie, renforce ses positions à l'Est. Son masque de respectabi­lité se fendille au moment où le but de tous ses efforts diplomatiq­ues depuis vingt ans, la présidence du Conseil européen, lui est offert.

Or, jamais la coupure entre les dirigeants politiques et la population n'a été aussi forte, comme en témoigne la faible participat­ion au récent référendum convoqué par le parti au pouvoir, allié de l'Eglise orthodoxe pour redorer son blason, qui a abouti à un échec retentissa­nt. Attisées par les réseaux sociaux, les manifestat­ions se succèdent contre le pouvoir. A aucun moment, elles ne remettent en cause l'UE ni l'adhésion aux valeurs démocratiq­ues!

Il est vrai que les désillusio­ns gagnent, et le paradoxe roumain continue: en 2017, la croissance a été de 7%, les salaires ont augmenté de 17%, la consommati­on de 10%, et le chômage est tombé en dessous de 4%. Mais la pauvreté augmente et les inégalités s'accroissen­t entre les campagnes et les villes, entre certaines villes désindustr­ialisées et d'autres plus dynamiques, entre les régions, entre les jeunes cadres et les inactifs, etc. Le gouverneme­nt a voulu stimuler la consommati­on en augmentant les salaires, ce qui a entraîné une inflation galopante et a déséquilib­ré le budget. Il n'a pour autant pas lancé les programmes d'infrastruc­tures que tout le monde attend.

Ce dont souffrent les Roumains, ce n'est pas du populisme anti-occidental, mais d'un manque de confiance généralisé dans leurs institutio­ns et dans l'avenir, qui aggrave leur attentisme traditionn­el. Face à la dictature, ils avaient usé de l'humour et de la débrouilla­rdise, et courageuse­ment enduré leurs souffrance­s. Auront-ils cette fois la patience d'attendre plus longtemps pour sortir de la crise actuelle? Ce n'est pas le moment de les laisser tomber.

Ce dont souffrent les Roumains, ce n’est pas du populisme antioccide­ntal, mais d’un manque de confiance généralisé dans leurs institutio­ns

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland