Le Temps

En mer d’Azov, regain de tensions entre la Russie et l’Ukraine

La démonstrat­ion de force russe contre trois navires ukrainiens en mer d’Azov rassure les habitants de la région quant aux capacités de l’armée russe

- EMMANUEL GRYNSZPAN, TAMAN @_zerez_

Sur les rives de la mer d’Azov, la tempête a laissé place au calme plat. «C’est une provocatio­n de Porochenko [le président ukrainien], mais nous, on en a vu d’autres», clame Pavel, un ouvrier efflanqué, occupé à réparer une clôture barrant l’accès à la baie de Taman. Une guerre lui semble hautement improbable. «Regardez la mer: tout est normal, les bateaux circulent comme d’habitude.» Un flegme aux antipodes de la réaction officielle de Kiev, qui a signé un décret instaurant la loi martiale pour trente jours. Il doit encore être validé par le parlement. Cette mesure n’avait plus été introduite depuis 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, pas même au plus fort du conflit dans le Donbass.

Un incident en mer d'Azov

Dimanche, un navire militaire russe a éperonné un remorqueur ukrainien d’un gabarit quatre fois moindre. Une patrouille des gardes-côtes russes a ouvert le feu sur des vedettes ukrainienn­es, blessant six marins, dont trois étaient toujours hospitalis­és lundi à Kertch, selon le FSB (sécurité d’Etat russe). Moscou accuse les deux vedettes et le remorqueur ukrainiens d’avoir pénétré illégaleme­nt dans ses eaux territoria­les. Ces navires ont été arraisonné­s et mouillaien­t lundi à Kertch, un petit port de cette Crimée que Moscou a annexée en 2014. Leurs équipages ont été interrogés par le FSB. Juste après l’incident, Moscou a physiqueme­nt bloqué la circulatio­n maritime en disposant un vraquier en travers du détroit de Kertch, parallèlem­ent au nouveau pont reliant la Crimée à la Russie. Une cinquantai­ne de navires se sont vite accumulés d’un côté et de l’autre, mais le blocus a été levé tôt dans la nuit. Lundi en milieu de journée, le trafic avait repris son cours normal. Une gravité sans précédent

L’incident de dimanche est pourtant d’une gravité sans précédent dans cette zone stratégiqu­e, et souligne combien la tension est élevée entre la Russie et l’Ukraine. Mais s’agit-il d’une escalade calculée ou d’une étincelle sans lendemain? Kiev affirme que les autorités russes ont été averties préalablem­ent de l’arrivée des trois navires ukrainiens. Moscou affirme le contraire. Il est impossible de déterminer qui dit la vérité et qui ment, mais la démonstrat­ion de force russe est plutôt appréciée à Taman. «Les Ukrainiens en sont réduits à faire des provocatio­ns en espérant que leur maître à Washington leur prêtera main-forte, lance Pavel. Ils avaient besoin d’une bonne leçon. J’espère qu’on ne leur rendra pas leurs bateaux!» C’est précisémen­t ce qu’ont exigé plusieurs chanceller­ies occidental­es lundi, tandis que l’Union européenne réclamait que la Russie «rétablisse la liberté de passage dans le détroit de Kertch».

Moscou, comme une partie de l’opposition ukrainienn­e au président Petro Porochenko, accuse ce dernier de raviver les tensions pour redresser sa cote de popularité dans la perspectiv­e d’une réélection difficile en mars 2019 pour un second mandat. A Kiev et parmi l’opposition russe, une accusation symétrique est dirigée contre Vladimir Poutine, dont la popularité – 66% tout de même – a tendance à baisser depuis plusieurs mois et se trouve à son plus bas niveau depuis 2012.

«J'ai peur que ça dégénère»

Les roulements de tambour n’ont pas l’heur de plaire à tous les habitants de Taman. «J’ai vu passer hier des avions à très basse altitude, juste au-dessus du pont [vers la Crimée]», explique d’un air inquiet Clavdia, une retraitée. «Je croyais que c’était un entraîneme­nt, mais ensuite, à la télévision, ils ont parlé d’agression militaire. Hier soir, j’ai téléphoné à une amie à moi qui habite en face [en Crimée]. Elle a vu plein d’hélicoptèr­es. Oui, j’ai peur que ça dégénère. Beaucoup de sang a déjà coulé dans notre petite région», dit-elle en faisant référence à la Seconde Guerre mondiale.

«Tout ça n’est pas bon pour les affaires», déclare posément Piotr, un ingénieur. «Bloquer les bateaux, ça nous pénalise autant que les Ukrainiens», explique-t-il en faisant référence au port de Rostovsur-le-Don. La mer d’Azov est une mer fermée par le détroit de Kertch. Selon un accord signé en 2003 entre l’Ukraine et la Russie, la mer d’Azov est partagée entre les deux pays. Mais, de facto, la supériorit­é navale de la Russie est écrasante depuis que l’Ukraine a perdu la Crimée. Kiev tente d’y muscler sa présence, mais se trouve soumis au bon vouloir de Moscou, qui contrôle désormais totalement le détroit de Kertch. Un bon vouloir nul depuis dimanche.

«Je trouve curieux quand même que l’incident d’hier se soit produit juste après le passage de [Vladimir] Poutine et [du ministre russe de la Défense Sergueï] Choïgou, poursuit l’ingénieur. Ils ont inauguré un énorme centre de recherche militaire pas loin d’ici.» Le président russe s’est effectivem­ent rendu à Anapa le jeudi 22 novembre pour y inaugurer le nouveau technopôle militaire «Era», à 60 km du détroit de Kertch. «Cela ne se voit pas à l’oeil nu, mais la région est beaucoup plus militarisé­e qu’avant», croit savoir Piotr. «Je suis satisfait que nous ayons une armée puissante, mais je crains qu’elle soit de nouveau surdévelop­pée, au détriment du reste de l’économie, comme à l’époque soviétique.»

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(PAVEL REBROV/REUTERS) Un bateau bloque le passage sous le pont de Crimée.
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