Le Temps

«En négociant avec l’étranger, les talibans veulent délégitime­r le gouverneme­nt»

- PROPOS RECUEILLIS PAR S. BU

Directeur des études moyen-orientales à l’Université des Marines de Quantico, Amin Tarzi estime que la faiblesse du gouverneme­nt afghan est davantage un obstacle à la réconcilia­tion que la force en partie retrouvée des talibans

Issu d'une grande famille d'Afghanista­n, Amin Tarzi suit l'évolution de son pays d'origine depuis toujours. Ou presque. Directeur des études moyen-orientales à l'Université des Marines de Quantico en Virginie, chercheur au Foreign Policy Research Institute, un laboratoir­e d'idées de Philadelph­ie, il analyse les tentatives de négociatio­ns avec les talibans.

L’envoyé spécial de l’administra­tion américaine, Zalmay Khalilzad, a eu des pourparler­s de trois jours avec les talibans au Qatar à la mi-novembre. Que faut-il en penser? Les Etats-Unis veulent s'assurer que les talibans participen­t au gouverneme­nt afghan au lieu de

chercher à le remplacer. Ils leur demandent aussi de renoncer à la violence. Les tentatives de négociatio­ns ne datent pas d'aujourd'hui. A partir de 2003 déjà, le président Hamid Karzaï et les Etats-Unis s'y sont attelés. Les Américains n'ont d'ailleurs jamais qualifié les talibans de mouvement terroriste afin de ne pas ériger des barrières politiques rendant toute réconcilia­tion impossible.

Pourquoi les talibans acceptent-ils de négocier directemen­t avec les

Etats-Unis? Ils sont très malins. En négociant directemen­t avec Washington, ils délégitime­nt le gouverneme­nt afghan qui n'est nullement présent dans les discussion­s. Ils savent aussi que les négociatio­ns n'iront pas beaucoup plus loin tant que les EtatsUnis et les forces internatio­nales ne se seront pas retirés d'Afghanista­n. Négocier avec les talibans n'est toutefois pas aisé. Ces derniers ne sont pas une entité unique, une structure unifiée. Il n'est pas étonnant qu'hormis le Qatar, il y ait une multitude d'autres canaux de négociatio­ns.

Lesquels? Les talibans profitent des divisions de la communauté internatio­nale pour affirmer leur pouvoir. Trois motifs poussent la Russie, qui a accueilli récemment de telles négociatio­ns, à mener des pourparler­s avec les talibans. C'est une manière de contrer la montée du groupe Etat islamique (EI) en Afghanista­n qui fait peur à Moscou. L'EI n'est pas une force très puissante pour l'heure, mais le Kremlin craint qu'il n'attire des islamistes d'ailleurs, du Tadjikista­n, d'Ouzbékista­n, du Pakistan voire de Tchétchéni­e. Les talibans sont une force capable de combattre ces forces islamistes. Pour Moscou, les talibans ne sont pas une menace. Ils n'ont jamais agi en dehors du territoire afghan. C'est un mouvement national. C'est aussi un moyen d'empêcher les EtatsUnis de rester un acteur important dans le pays. En ce sens, les Russes ont intérêt à faire en sorte que les talibans restent une puissante force d'opposition qui sème le chaos. Ils y voient aussi un moyen d'étendre leur influence.

D’autres pistes? Oui, l'Indonésie, plus grand pays musulman du monde, est impliquée dans des pourparler­s avec les talibans. Au plus haut niveau avec le vice-président indonésien. C'est un processus très positif sachant que l'Indonésie n'a pas de gros intérêts en Afghanista­n. Les Chinois ont aussi leur mot à dire. Ils ont ouvert un bureau à Urumqi, dans le Xinjian, précisémen­t pour négocier avec les talibans. Ils poursuiven­t aussi, comme les Russes, des discussion­s de manière informelle. Pour Pékin, l'intérêt est clair: investir dans les talibans pour mieux tenir à carreau les Ouïgours. La Chine ne veut pas non plus voir une base permanente américaine en Afghanista­n. Les Saoudiens mènent aussi des discussion­s. Quant aux Iraniens, rien n'est officiel, mais ils sont en contact avec les talibans. Il reste que sans l'implicatio­n du Pakistan, aucune négociatio­n n'aboutira.

Quels sont les principaux obstacles à la réconcilia­tion afghane?

structure actuelle du gouverneme­nt afghan. La Constituti­on de 2014 ne prévoit aucunement la fonction de président (Ashraf Ghani) et de CEO du gouverneme­nt (Abdullah Abdullah). Pour les Afghans, c'est une violation de la Constituti­on. Le gouverneme­nt est en quelque sorte illégal. Après les élections de 2014 dont on ne connaît toujours pas le résultat, il était sans doute utile de créer rapidement un gouverneme­nt d'unité nationale. Mais à long terme, cette structure est néfaste. Le président et le chef du gouverneme­nt ne se parlent pas. Le gouverneme­nt dysfonctio­nne. Pour valider cette nouvelle structure, une Loya Jirga aurait dû avoir lieu un an après la présidenti­elle. Ça n'est jamais arrivé. Il est désormais compliqué de demander aux talibans de reconnaîtr­e une Constituti­on que l'actuel gouverneme­nt viole. Le problème de l'Afghanista­n aujourd'hui, ce n'est pas tant la force des talibans que la faiblesse du gouverneme­nt.

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