Le Temps

Olivia de Lamberteri­e, au nom du frère disparu

OLIVIA DE LAMBERTERI­E Rédactrice en chef adjointe du magazine «Elle», la journalist­e publie «Avec toutes mes sympathies», Prix Renaudot essai, ode lumineuse à Alexandre de Lamberteri­e, son frère suicidé

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Tout contre la fenêtre, là-bas, elle vous attend. La journalist­e française Olivia de Lamberteri­e se dessine, boléro brodé à la mode de Tchekhov, regard bleu tourné non vers la caméra de l’émission Télématin, où elle fait l’éloge, depuis 2005, des écrivains qui la portent, mais vers une cerisaie mystérieus­e. Autour d’elle, dans les salons de ce palace genevois, ça chuchote, ça bourdonne. C’est jour de vente, les bijoux de la reine, les ultimes feux de Marie-Antoinette.

Mais Olivia a d’autres diamants à l’esprit, ceux qu’elle dévoile, tachés d’ombre, dans Avec toutes mes sympathies (Stock), ode à un frère flamboyant qui confiait, les soirs de marée basse, que la vie, ce n’était pas son truc. Depuis le 14 octobre 2015, depuis cet après-midi où Alex, ce baladin qui avait tous les dons, danseur, blagueur, dessinateu­r hallucinan­t, s’est jeté du haut du pont Jacques-Cartier à Montréal, depuis ce jour donc où le ciel a perdu la tête, Olivia de Lamberteri­e vit dans une dimension où plus rien ne coule de source, sauf l’amour.

K.-O. pour l’éternité. Comme ses deux soeurs, Chloé et Caroline, comme leurs parents, elle a mordu la poussière. Alex, son cadet de trois ans, était le Petit Prince d’une enfance où la tendresse était épique; l’interlocut­eur capital sur la crique des étés diabolos menthe; le cow-boy des dimanches matin où le salon familial était un saloon, avec Olivia dans le rôle de Calamity Jane. Il avait été son premier héros, avant son mari, avant ses trois fils. Leur complicité était inconditio­nnelle.

Pour que la décision d’Alex n’efface pas son vol, confie-t-elle à présent, pour qu’elle ne devienne pas une mère sinistre, pour que la malédictio­n de la mélancolie ne vainque pas – d’autres suicides ont meurtri la famille –, elle est montée en première ligne.

Alex la poussait, bien avant sa disparitio­n: «Ecris ton livre! Vasy!» Olivia faisait le gros dos. «Il savait que j’avais des choses à dire, mais je n’en avais pas le courage», raconte-t-elle d’une voix boisée, celle-là même qui souffle le chaud au Masque et la Plume, cette émission où la critique est souvent saignante.

«J’ai écrit le titre, puis la première phrase: «Où es-tu?» poursuit-elle. Je ne voulais pas que ce soit un témoignage. Je me suis donc posé les questions du métier: à quel temps allais-je écrire? A quelle personne? J’ai été tentée par le «tu», mais j’y ai renoncé parce qu’il était exclusif. J’avais un impératif: je ne voulais pas d’un récit geignard, je voulais que ça soit joyeux, que ça ressemble le plus possible à ma famille et à mon frère.»

Une folle allure

Olivia de Lamberteri­e met des mots-flammèches sur la virevolte de la jeunesse, s’attarde sur une première alerte, un jour où Alex a failli s’en aller pour de bon, revit un été de bord de mer où il alignait les farces pour le plaisir de son épouse, Florence, de leurs deux enfants et de toute la smala. Alex était directeur artistique d’une agence à Montréal, il avait des élans, de l’allure, des lectures qui l’enivraient, des idoles qui incendiaie­nt ses nuits, David Bowie en particulie­r.

C’est cette existence en mode exclamatif, avec ses accents soudains de débâcle, qu’elle ranime, jusqu’à cette heure bleue à Montréal où le frère et la soeur pactisent avec une fièvre de crépuscule. Elle sent alors qu’ils ne se reverront plus, que la décision est gravée dans sa peau, comme le tigre qu’il s’est fait tatouer.

A deux pas de vous, ça complote: les joyaux d’une couronne fantôme. Olivia, elle, retrace sans trémolo la noblesse d’une fraternité. Cette fille-là, se dit-on, a toujours avancé à contre-courant, mais l’air de rien. A 20 ans, elle s’éprend d’un homme qui a deux fois son âge et qui n’est pas de la haute. Ils ont un fils ensemble. Au même moment, elle prépare un mémoire de maîtrise sur l’écrivain Pierre Jean Jouve et signe ses premiers articles au

Matin de Paris. Sa première interview, c’est Jean-Paul Belmondo, qui revenait alors à la scène. «Mes collègues chevronnés faisaient la grimace. Moi, je trouvais merveilleu­x de rencontrer Belmondo.»

Le bonheur comme élégance

«Je me sens toujours bien avec un léger décalage.» Olivia de Lamberteri­e est lectrice, c’est ce qu’elle préfère au monde, souffle-t-elle, une liberté de cabotage entre deux rives, une façon de s’engager, mais de biais. Il a fallu le geste d’Alex pour qu’elle s’aventure à la première personne, là où jamais elle n’aurait songé à aller. Sa rentrée littéraire est un film triste et allègre à la fois: elle enchaîne signatures et rencontres partout en France, à la Société de lecture à Genève ce mardi-là, s’entend dire que son livre fait du bien, attrape au vol le Prix Renaudot essai. Un automne façon aéroglisse­ur, sous la haute protection d’Alex. «Avec ce livre, rien ne peut m’arriver.»

La grande soeur s’était lancé ce défi: révéler au monde «un type inouï»; célébrer aussi la tendresse et la pudeur, la dignité et les tocades de ceux qui forment sa tribu, à rebours des clichés qui écornent la haute bourgeoisi­e. Dans son livre, elle cite cette réponse fameuse de Jean Cocteau à qui on demande ce qu’il emporterai­t si son appartemen­t brûlait: «Le feu.» Elle aussi, elle a gardé le feu.

Chez les de Lamberteri­e, dit-elle, le bonheur est une politesse. Ses parents lui ont transmis qu’il fallait être à la hauteur. Voyez-la dans son petit boléro, doucement fêlée dans un ciel d’automne: c’est une héroïne de Françoise Sagan, l’auteur des Bleus à l’âme. Olivia porte haut l’étendard de la mélancolie: c’est une sacrée parade.

«J’avais un impératif: je ne voulais pas d’un récit geignard, je voulais que ça soit joyeux, que ça ressemble le plus possible à ma famille et à mon frère»

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