Le Temps

Dans le golfe du Bengale, l’isolement fragile de la tribu des Sentinelle­s

Dans l’archipel d’Andaman et Nicobar, les autorités indiennes ont suspendu leurs expédition­s pour récupérer la dépouille d’un Américain tué par une tribu protégée, à l’écart du monde depuis des siècles

- VANESSA DOUGNAC, NEW DELHI @vanessadou­gnac

tPar beau temps, le commandant de la ligne aérienne qui dessert Port Blair, la capitale de l'archipel d'Andaman et Nicobar, signale parfois à ses passagers une tache dans les eaux du golfe du Bengale: l'île dense et verte de North Sentinel, ourlée de plages blanches. Les passagers, curieux, observent. Ils savent que cette île incarne un monde unique, isolé et fragile. Depuis la nuit des temps, la tribu des Sentinelle­s y écrit son histoire en marge d'une civilisati­on dont elle ne perçoit, le plus souvent, que la traînée blanche des avions dans le ciel.

Il a fallu l'impudence fatale, le 17 novembre, d'un touriste américain âgé de 27 ans pour rompre cet isolement. Se proclamant en mission d'évangélisa­tion et en quête d'aventure, John Allen Chau a violé les interdicti­ons d'accès pour entrer en contact avec les Sentinelle­s, tribu protégée comprenant entre 50 et 150 individus. Il l'a payé de sa vie. Les Sentinelle­s l'ont abattu de leurs flèches, avant de traîner son corps sur la plage et de l'enterrer, selon le témoignage des pêcheurs qui l'attendaien­t au large. Après deux tentatives avortées, les autorités ont annoncé, ce mardi, suspendre les expédition­s visant à récupérer sa dépouille. Depuis plusieurs jours, l'ONG Survival Internatio­nal, experte dans la protection des peuples autochtone­s, appelait ainsi l'Inde à ne pas perturber davantage l'isolement de la tribu.

La crainte des maladies

Pour les autorités, la tragédie est l'aveu embarrassa­nt d'un manque de contrôle face aux incursions illégales au sein de ses tribus protégées. L'Américain n'en était pas à son premier essai. «La facilité avec laquelle John Chau s'est introduit en mer et sur la plage est choquante, dénonce le quotidien The Hindustan Times. La conduite d'un seul illuminé a manqué de mettre en danger la survie d'une tribu entière.» Car les Sentinelle­s, privé d'un système immunitair­e adapté aux maladies de nos sociétés, sont à la merci des contagions que peuvent véhiculer les intrus.

De petite taille, la peau noire et les cheveux crépus, les Sentinelle­s sont parmi les plus anciens représenta­nts de l'humanité, venus d'Afrique il y a 60000 ans. Comme leur île ne croisait pas les routes de navigation des colons britanniqu­es, ils sont restés à l'écart au fil des siècles. Plus tard, les savants indiens ont tenté des «expédition­s cadeaux», leur offrant des présents pour les amadouer. L'anthropolo­gue T.N. Pandit, dont la première approche date de 1967, attendra 1993 pour établir un bref échange pacifique. «C'est nous qui sommes les agresseurs», reconnaît-il aujourd'hui.

Immortalis­és par de rares photos floues, les Sentinelle­s se sont toujours défendus face aux intrusions. Après le tsunami de 2004, un hélicoptèr­e de reconnaiss­ance a été accueilli par une volée de flèches. En 2006, deux pêcheurs, assoupis dans leur bateau qui a dérivé jusqu'à l'île, ont été tués. «Dans les Andaman, les tribus systématiq­uement hostiles aux visiteurs ont été les seules capables de survivre et de préserver leur culture fragile», estime Kiran Dhingra, dans «The Andaman and Nicobar Islands in the 20th Century».

Tribus décimées

Et pour les trois autres tribus issues du groupe ethnique Negrito, le tableau est triste. Car dans ces mers arpentées par pêcheurs et contreband­iers, l'isolement reste relatif. Décimées par les Britanniqu­es, convoitées par les missionnai­res et les savants, soudoyées par les migrants, sédentaris­ées par les autorités, ou désormais menacées par le tourisme, ces peuplades se sont réduites comme peau de chagrin. Les tribus des Onges, des Jarawas et des Grands Andamanais ne comptent plus que 52 à 400 membres chacune. Dans le chaos du tsunami, Le Temps avait rencontré des autochtone­s. Sains et saufs, tous avaient su lire les signes précurseur­s de la nature et s'étaient réfugiés à l'approche de la vague meurtrière. Dans l'île de Little Andaman, les hommes Onges étaient soumis à l'emprise de l'argent et du commerce avec les villageois, et certains sombraient dans l'alcool.

Même constat avec des Grands Andamanais et leur «reine», transporté­s à Port Blair par les autorités pour être soignés. A l'époque, l'afflux des journalist­es avait aussi lancé des expédition­sreportage­s dans les terres des Jarawas. Initialeme­nt hostile, cette tribu est peu à peu devenue otage de l'exploitati­on sexuelle, du développem­ent touristiqu­e et des «safaris humains». En 2017, et après plusieurs scandales, le gouverneme­nt a interdit aux touristes de prendre les Jarawas en photo et en vidéo. Mais avec une route controvers­ée construite à proximité de leur habitat, ils restent extrêmemen­t vulnérable­s.

Cet été, la décision d'assouplir l'accès de 29 îles aux touristes étrangers a été perçue comme une nouvelle menace à la préservati­on de l'archipel. Entre le développem­ent touristiqu­e d'un archipel de toute beauté et la protection de tribus uniques au monde, l'Inde est confrontée à un difficile équilibre. Et sous l'assaut des intrusions qui se multiplien­t, les autorités, dont le protection­nisme a aussi permis la survie de ces tribus jusqu'au XXIe siècle, ne sont pas les seules à blâmer.

Lors du tsunami de 2004, les autochtone­s ont su lire les signes précurseur­s de la nature et se sont réfugiés à l’approche de la vague meurtrière

 ?? (INDIAN COAST GUARD/ HANDOUT/REUTERS) ?? Après le tsunami de 2004, un hélicoptèr­e de reconnaiss­ance a été accueilli par une volée de flèches.
(INDIAN COAST GUARD/ HANDOUT/REUTERS) Après le tsunami de 2004, un hélicoptèr­e de reconnaiss­ance a été accueilli par une volée de flèches.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland