Dans le golfe du Bengale, l’isolement fragile de la tribu des Sentinelles
Dans l’archipel d’Andaman et Nicobar, les autorités indiennes ont suspendu leurs expéditions pour récupérer la dépouille d’un Américain tué par une tribu protégée, à l’écart du monde depuis des siècles
tPar beau temps, le commandant de la ligne aérienne qui dessert Port Blair, la capitale de l'archipel d'Andaman et Nicobar, signale parfois à ses passagers une tache dans les eaux du golfe du Bengale: l'île dense et verte de North Sentinel, ourlée de plages blanches. Les passagers, curieux, observent. Ils savent que cette île incarne un monde unique, isolé et fragile. Depuis la nuit des temps, la tribu des Sentinelles y écrit son histoire en marge d'une civilisation dont elle ne perçoit, le plus souvent, que la traînée blanche des avions dans le ciel.
Il a fallu l'impudence fatale, le 17 novembre, d'un touriste américain âgé de 27 ans pour rompre cet isolement. Se proclamant en mission d'évangélisation et en quête d'aventure, John Allen Chau a violé les interdictions d'accès pour entrer en contact avec les Sentinelles, tribu protégée comprenant entre 50 et 150 individus. Il l'a payé de sa vie. Les Sentinelles l'ont abattu de leurs flèches, avant de traîner son corps sur la plage et de l'enterrer, selon le témoignage des pêcheurs qui l'attendaient au large. Après deux tentatives avortées, les autorités ont annoncé, ce mardi, suspendre les expéditions visant à récupérer sa dépouille. Depuis plusieurs jours, l'ONG Survival International, experte dans la protection des peuples autochtones, appelait ainsi l'Inde à ne pas perturber davantage l'isolement de la tribu.
La crainte des maladies
Pour les autorités, la tragédie est l'aveu embarrassant d'un manque de contrôle face aux incursions illégales au sein de ses tribus protégées. L'Américain n'en était pas à son premier essai. «La facilité avec laquelle John Chau s'est introduit en mer et sur la plage est choquante, dénonce le quotidien The Hindustan Times. La conduite d'un seul illuminé a manqué de mettre en danger la survie d'une tribu entière.» Car les Sentinelles, privé d'un système immunitaire adapté aux maladies de nos sociétés, sont à la merci des contagions que peuvent véhiculer les intrus.
De petite taille, la peau noire et les cheveux crépus, les Sentinelles sont parmi les plus anciens représentants de l'humanité, venus d'Afrique il y a 60000 ans. Comme leur île ne croisait pas les routes de navigation des colons britanniques, ils sont restés à l'écart au fil des siècles. Plus tard, les savants indiens ont tenté des «expéditions cadeaux», leur offrant des présents pour les amadouer. L'anthropologue T.N. Pandit, dont la première approche date de 1967, attendra 1993 pour établir un bref échange pacifique. «C'est nous qui sommes les agresseurs», reconnaît-il aujourd'hui.
Immortalisés par de rares photos floues, les Sentinelles se sont toujours défendus face aux intrusions. Après le tsunami de 2004, un hélicoptère de reconnaissance a été accueilli par une volée de flèches. En 2006, deux pêcheurs, assoupis dans leur bateau qui a dérivé jusqu'à l'île, ont été tués. «Dans les Andaman, les tribus systématiquement hostiles aux visiteurs ont été les seules capables de survivre et de préserver leur culture fragile», estime Kiran Dhingra, dans «The Andaman and Nicobar Islands in the 20th Century».
Tribus décimées
Et pour les trois autres tribus issues du groupe ethnique Negrito, le tableau est triste. Car dans ces mers arpentées par pêcheurs et contrebandiers, l'isolement reste relatif. Décimées par les Britanniques, convoitées par les missionnaires et les savants, soudoyées par les migrants, sédentarisées par les autorités, ou désormais menacées par le tourisme, ces peuplades se sont réduites comme peau de chagrin. Les tribus des Onges, des Jarawas et des Grands Andamanais ne comptent plus que 52 à 400 membres chacune. Dans le chaos du tsunami, Le Temps avait rencontré des autochtones. Sains et saufs, tous avaient su lire les signes précurseurs de la nature et s'étaient réfugiés à l'approche de la vague meurtrière. Dans l'île de Little Andaman, les hommes Onges étaient soumis à l'emprise de l'argent et du commerce avec les villageois, et certains sombraient dans l'alcool.
Même constat avec des Grands Andamanais et leur «reine», transportés à Port Blair par les autorités pour être soignés. A l'époque, l'afflux des journalistes avait aussi lancé des expéditionsreportages dans les terres des Jarawas. Initialement hostile, cette tribu est peu à peu devenue otage de l'exploitation sexuelle, du développement touristique et des «safaris humains». En 2017, et après plusieurs scandales, le gouvernement a interdit aux touristes de prendre les Jarawas en photo et en vidéo. Mais avec une route controversée construite à proximité de leur habitat, ils restent extrêmement vulnérables.
Cet été, la décision d'assouplir l'accès de 29 îles aux touristes étrangers a été perçue comme une nouvelle menace à la préservation de l'archipel. Entre le développement touristique d'un archipel de toute beauté et la protection de tribus uniques au monde, l'Inde est confrontée à un difficile équilibre. Et sous l'assaut des intrusions qui se multiplient, les autorités, dont le protectionnisme a aussi permis la survie de ces tribus jusqu'au XXIe siècle, ne sont pas les seules à blâmer.
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Lors du tsunami de 2004, les autochtones ont su lire les signes précurseurs de la nature et se sont réfugiés à l’approche de la vague meurtrière