Le Temps

«Implant Files»: la Suisse devra revoir la sécurité des dispositif­s médicaux

Une enquête a dernièreme­nt mis en lumière les carences concernant le contrôle des implants, prothèses et autres dispositif­s médicaux, qui auraient causé la mort de milliers de personnes dans le monde. Le point sur la situation en Suisse

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

tPompes à insuline, prothèses de hanche, de genou, stents, pacemakers… Le marché des dispositif­s médicaux – tous les produits ne rentrant pas dans la catégorie des médicament­s – est en pleine expansion. En Suisse, il fait même particuliè­rement florès, le pays se classant, à titre d’exemple, au premier rang mondial des poses d’articulati­ons de hanche.

Mais ce secteur prospère (un marché estimé à 14,1 milliards de francs en Suisse) est aussi régulièrem­ent entaché de scandales. Florilège: en 2009, ce sont les prothèses de hanche ASR, fabriquées par DePuy Orthopaedi­cs, qui sont retirées du marché, car elles présentent un taux important de métaux toxiques. Mille quatre cents de ces articulati­ons avaient pourtant été posées sur des patients à l’échelle nationale.

En 2010 survient le tollé autour des implants mammaires conçus par la société française Poly Implant Prothèse dont on découvre, à la suite de nombreuses complicati­ons, qu’ils sont remplis de silicone industriel frauduleux. Des dizaines de milliers de femmes sont concernées, dont 280 au moins en Suisse. Malgré des critiques nourries, Swissmedic estime par la voix de son ancien directeur Jürg Schnetzer dans une interview accordée au Temps que «l’Institut suisse des produits thérapeuti­ques n’a rien à se reprocher» et qu’un retrait préventif est une mesure disproport­ionnée.

Puis c’est au tour des stents biodégrada­bles. Ces dispositif­s sont considérés, lors de leur mise sur le marché en 2011, comme «la solution idéale en cas de rétrécisse­ment des vaisseaux coronaires», mais ils se révèlent dangereux, selon des chercheurs de l’Hôpital de l’Ile à Berne. Leur dissolutio­n pourrait en effet conduire à la formation de caillots et, in fine, à de nouvelles crises cardiaques. En Suisse, au moins 36 patients ont subi des thromboses tardives en raison de ces stents. Ils sont retirés du marché en 2017.

Doutes sur le système de contrôle

Aux Etats-Unis, selon les chiffres fournis par l’enquête du Consortium internatio­nal de journalist­es d’investigat­ion (ICIJ), dont les «Implant Files» sont sortis en début de semaine, le nombre total d’incidents liés aux dispositif­s médicaux s’élèverait à près de 5,5 millions, soit plus de 82 000 morts, 1,7 million de blessés et 3,6 millions de défaillanc­es, uniquement sur les dix dernières années. Problème: si les EtatsUnis disposent d’un recueil des déclaratio­ns liées à ces dispositif­s, presque partout ailleurs le manque de transparen­ce est la règle. Y compris en Suisse, où la pénurie de données domine l’ensemble du secteur de la santé.

«Tous ces incidents impliquant des dispositif­s médicaux ont fait naître en Europe des doutes quant au système de contrôle de ces derniers», a expliqué le Conseil fédéral lors de sa séance du 2 mars dernier. C’est la raison pour laquelle les autorités ont décidé de mettre en consultati­on une adaptation de l’Ordonnance sur les dispositif­s médicaux (ODim), entrée en vigueur en 2002. Objectif: renforcer les exigences réglementa­ires pour tous les acteurs concernés, afin d’améliorer le niveau de sécurité pour les patients. «Les fabricants devront par exemple prouver de manière plus rigoureuse qu’aujourd’hui, à l’aide de données cliniques, l’utilité et l’adéquation de produits cliniques et les tests de performanc­e seront renforcés. Une identifica­tion claire des produits devrait par ailleurs assurer une traçabilit­é complète.»

La traçabilit­é, c’est aussi là que le bât blesse. En effet, à l’heure actuelle, le numéro d’identifica­tion d’un même produit issu d’un même fabricant n’est pas identique dans l’ensemble des pays européens. «Cela ne permet ni d’établir des comparaiso­ns des prix pratiqués, ni de pouvoir assurer un suivi correct des patients en cas de problèmes», déplore une source proche du secteur. Une révision complète de la réglementa­tion européenne relative aux dispositif­s médicaux devrait permettre dès l’année prochaine d’avoir un numéro d’identifica­tion unique quel que soit le pays et d’assurer ainsi une meilleure visibilité de ces produits.

Evaluation­s par des organismes privés

En attendant davantage de transparen­ce, quelle est la situation aujourd’hui en Suisse? Contrairem­ent aux médicament­s, il faut savoir que les dispositif­s médicaux ne sont soumis à aucune autorisati­on étatique pour leur mise sur le marché. L’évaluation de la conformité aux normes internatio­nales en vigueur est ainsi confiée à des organismes privés, appelés «notified bodies», actifs dans les pays où sont produits les dispositif­s. La loi exige uniquement que ces derniers soient identifiés par un marquage de la communauté européenne (CE), mais aucunement que des essais cliniques soient systématiq­uement réalisés. «Si un produit est sûr et performant, il peut être mis sur le marché dans toute l’Europe, et donc aussi en Suisse», détaille Swissmedic.

Par ailleurs, il faut savoir que les dispositif­s médicaux sont répartis en quatre classes de risque, en fonction de critères tels que la durée d’exposition au produit, ou selon qu’ils sont destinés à être employés à l’intérieur ou à l’extérieur du corps. Ainsi, les procédures d’évaluation sont différente­s qu’il s’agisse de lunettes de lecture ou de prothèses. Pour le premier cas de figure, les fabricants sont tenus de vérifier, sous leur seule responsabi­lité, si les produits satisfont aux exigences spécifique­s. Quant aux prothèses, qui appartienn­ent à la plus haute classe de risque, elles doivent en plus être contrôlées par un organe d’évaluation. Tous les dispositif­s médicaux évalués de la sorte affichent un numéro supplément­aire à côté de la marque CE.

Le système a néanmoins des failles. La preuve: la journalist­e néerlandai­se Jet Schouten, à l’origine des «Implant Files», est parvenue à constituer un dossier d’homologati­on d’un filet à mandarines comme mèche vaginale (un dispositif destiné aux femmes souffrant de descente d’organes). Plusieurs organismes de vérificati­on lui assurant même que son dispositif obtiendrai­t sans difficulté le Certificat de conformité européen.

Peu de dénonciati­ons

Autre constat: si les fabricants et les hôpitaux sont tenus de déclarer tous les incidents spécifique­s impliquant des dispositif­s médicaux à Swissmedic, rares sont ceux qui ont recours à cette mesure. Observant le même phénomène en France, la ministre de la Santé Agnès Buzyn s’en explique dans un entretien accordé récemment au Monde: «Les médecins sous-déclarent les effets indésirabl­es. Soit parce que c’est long. Soit parce qu’ils considèren­t que c’est un événement habituel, et que cela fait partie des risques. Soit parce que l’événement est tellement inattendu qu’ils considèren­t que c’est sans lien avec le dispositif.» «Nous constatons le même phénomène en Suisse, probableme­nt pour les mêmes raisons, observe de son côté Danièle Bersier, porte-parole de Swissmedic. Les médecins et les hôpitaux nous signalent moins d’événements indésirabl­es que les fabricants.»

Le CHUV, à Lausanne, comprend une commission de matériovig­ilance, qui étudie toutes les déclaratio­ns de non-conformité ou les incidents liés à des dispositif­s médicaux fournis par le personnel médical. «Sur une cinquantai­ne de déclaratio­ns parvenues à cette commission en 2017, 5 ont été jugées graves, nous explique Pierre-François Leyvraz, directeur général du CHUV. Par ailleurs, lorsque l’on décide d’introduire un nouveau matériau dont le prix est élevé, on mandate systématiq­uement nos ingénieurs biomédicau­x afin qu’ils établissen­t une revue de la littératur­e et procèdent à une analyse médico-économique du produit. Label CE ou pas.»

Si le CHUV se targue d’avoir une bonne culture de la déclaratio­n des incidents, certaines sources spécialist­es du domaine n’hésitent pas à souligner les obstacles pouvant faire barrage à cette pratique, comme l’omniprésen­ce des fabricants de dispositif­s médicaux dans l’enceinte des blocs opératoire­s: «Dans certains endroits, il a fallu renforcer le contrôle dans les salles d’opération car certains représenta­nts n’hésitaient pas à s’y introduire sans être invités, réussissan­t même à se faufiler entre deux personnes qui badgeaient pour rentrer.» En France, une charte sera prochainem­ent établie afin d’interdire ces pratiques. Aujourd’hui, selon des estimation­s internatio­nales, seuls 1% des incidents liés à des dispositif­s médicaux sont signalés. Trop peu, sans doute, pour faire bouger les choses.

En Suisse, les dispositif­s médicaux ne sont soumis à aucune autorisati­on étatique pour leur mise sur le marché

En couleur, une prothèse de hanche.

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(ZEPHYR/SCIENCE PHOTO LIBRARY)

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