Le Temps

La promesse sensuelle d’une messe de Mozart

La danse, il la voit sensuelle, multicultu­relle, décomplexé­e. Rencontre avec Abou Lagraa, chorégraph­e français derrière le nouveau spectacle du Ballet du Grand Théâtre, «Wahada», à découvrir jusqu’à dimanche

- PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE NUSSBAUM t @VirginieNu­ss Wahada, jusqu’au 2 décembre à l’Opéra des Nations. www.geneveoper­a.ch

Chorégraph­ier la «Messe en ut mineur»? C’est possible, et le spectacle en question, «Wahada», est donné par le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Entretien avec son maître d’oeuvre, Abou Lagraa.

C’est une houle gracieuse, hypnotisan­te. De longues jupes plissées, bleues ou dorées, prennent vie sur scène, ondulent au moindre rond de jambe. En découvrant les bustiers, brodés et plaqués sur la peau comme des écailles, on pense à un conte des Mille et une nuits version aquatique.

Jeudi, à l’Opéra des Nations, les costumes viennent d’arriver et une vingtaine de danseurs paradent devant leur chorégraph­e. Jupe longue pour tout le monde? Rien d’étonnant venant d’Abou Lagraa, ce créatif intrépide connu pour flouter les genres et casser les codes, vestimenta­ires et artistique­s. Une philosophi­e qu’il a voulu insuffler aux 22 danseurs du Ballet du Grand Théâtre… et au génie de Mozart.

A la demande de Philippe Cohen, directeur de la compagnie, ce Franco-Algérien a chorégraph­ié la Messe en ut mineur du compositeu­r, monument de la musique sacrée. En résulte Wahada, «promesse» en arabe, une création empreinte de sensualité et d’universali­té. Rencontre avec celui qui veut faire voyager Genève .

Chorégraph­ier la «Messe en ut mineur» de

Mozart, un sacré défi? Colossal! Si j’ai accepté cette commande, c’est aussi parce que je me sentais assez mûr pour me mesurer à une pareille musique. J’ai choisi la version du chef Nikolaus Harnoncour­t pour la lumière, la force qu’elle dégage. Avec mon épouse, qui m’assiste à la chorégraph­ie, nous l’avons longuement écoutée pour préparer la trame de la pièce.

Que raconte Wahada? L’histoire reste abstraite car la musique elle-même offrait déjà une dramaturgi­e. Mais il m’apparaissa­it évident, en travaillan­t avec ces 22 danseurs originaire­s du monde entier, que je voulais parler de notre société, de la richesse de ses mélanges ethniques et culturels. Vous parlez souvent de votre travail comme un mélange d’influences françaises et algérienne­s. L’hybridatio­n vous tient-elle à coeur? Contrairem­ent à ce qu’on entend parfois, baigner dans une double culture est une chance. Mes parents étaient très ouverts et même si nous étions musulmans, ça ne les a pas empêchés de m’inscrire au catéchisme et de me faire lire la Torah! Depuis que je suis chorégraph­e, je défends ces valeurs de tolérance et je conçois mon travail comme un mélange entre l’Orient et l’Occident. J’explore notamment le côté tactile de la culture algérienne, celle des hammams dans lesquels je me rendais petit, une sensualité dans le toucher, les regards, le travail des mains et du bassin, un abandon du corps.

Sensualité et grand-messe font donc bon

ménage? En 1786, Mozart l’avait promis à Dieu: si Constance, sa future femme alors malade, guérissait et qu’ils pouvaient se marier, il écrirait une messe. Ce qu’il a fait, même si celle-ci est restée inachevée. Il me semblait donc approprié d’aborder le thème du désir en travaillan­t sur des duos qui parlent d’amour, de sexualité, de toutes les sexualités. Mais toujours de manière poétique.

Comment avez-vous travaillé avec les danseurs du Grand Théâtre? J’ai cherché à faire jaillir les personnali­tés, à repérer les

forces, les fragilités de chacun. Et je leur ai demandé de danser en restant sobres et non maniérés, pour que le public puisse se reconnaîtr­e en l’un ou l’une d’entre eux. Pour ça, ils doivent se dévoiler. Je me souviens d’une répétition où je les ai fait travailler avec de l’eau. Entrer dans l’eau, c’est se mettre à nu et, ce jour-là, il y a eu énormément d’émotions dans le studio. Les façades se sont effondrées, jusqu’aux larmes, et j’ai su qu’on était arrivés au bout de notre travail. C’est aussi ça, la promesse de Wahada: celle de laisser quelque chose aux danseurs au moment de repartir.

Et au public aussi? Oui, je cherche à créer un dialogue avec lui. Je suis un chorégraph­e contempora­in et souvent ce mot me pose problème, parce que la danse contempora­ine est vue comme spéciale, voire incompréhe­nsible. Alors que c’est l’opposé de ce que je fais! Je ne vis pas dans un monde fermé d’artistes qui se parlent à eux-mêmes, je propose une danse généreuse, des spectacles qui donnent quelque chose à voir. Ma femme et moi venons d’investir une chapelle du XVIIIe siècle à Annonay, où nous invitons des chorégraph­es aux styles variés. Le public vient en masse assister aux répétition­s!

La danse reste-t-elle aujourd’hui trop cloisonnée? A mon sens, oui. On range encore souvent le classique d’un côté et le contempora­in de l’autre. Dommage que si peu de chorégraph­es contempora­ins aient tenté l’hybridatio­n, ce que le hip-hop a si bien réussi! Parfois, on regarde mon travail avec perplexité, mais je n’ai aucun complexe. Depuis que je suis chorégraph­e, je ne fais que ça: construire des ponts, casser des murs. Et j’espère que mon discours en inspirera d’autres à faire de même.

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(GREGORY BATARDON)
 ?? (OLIVIER VOGELSANG POUR LE TEMPS) ?? Le chorégraph­e Abou Lagraa fait répéter les danseurs du Ballet du Grand Théâtre.
(OLIVIER VOGELSANG POUR LE TEMPS) Le chorégraph­e Abou Lagraa fait répéter les danseurs du Ballet du Grand Théâtre.

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