Le Temps

S’amuser (en travaillan­t) et être performant

- MARIE-PIERRE GENECAND

Je l’ai déjà écrit plusieurs fois, mais je le répète, car le propos ne passe pas: on peut avoir du plaisir en travaillan­t et être performant. Je dirais même plus. Je pense qu’on est plus performant, et surtout plus longtemps, si l’on a du plaisir en travaillan­t. C’est une évidence pour chacun? Que nenni! En 2018, comme trente ou cinquante ans auparavant, un individu qui rit au travail est vu comme un tireau-flanc. Ou, en tout cas, comme un collaborat­eur qui ne donne pas la pleine mesure de son rendement.

Regardez autour de vous. Vers qui se porte votre admiration en termes de sérieux profession­nel? Vers le boute-en-train perpétuel? Ou vers l’employé modèle? On rit avec le rieur, mais, pour ce qui est de faire équipe, on s’associe plutôt avec le trimeur. Simplement parce que, dans notre société judéo-chrétienne qui valorise l’effort, si on accomplit une tâche avec joie et facilité, c’est que le boulot est mal fait. Pour atteindre les sommets, il faut souffrir et suer. Et pourtant, on adore tous Kilian Jornet, ce coureur catalan qui avale l’Everest et le Mont-Blanc en sautillant. L’alpiniste réussit des exploits, des ascensions éclair en des temps record, parce que, dit-il, il est détendu et heureux de croquer du rocher. Souffrir n’est pas synonyme de réussir. Comment le dire autrement?

Jeudi dernier, j’ai pris l’avion pour Lisbonne. Il faisait froid et humide. En longeant l’immense chantier qui borde l’aéroport, je me suis dit que les travailleu­rs devaient déguster. Avec le train, on passe si près qu’on peut distinguer leur visage. A ma grande surprise, ils avaient tous la banane. Sans doute que l’un d’eux avait dû lancer une plaisanter­ie et susciter l’hilarité. Ou alors, simplement, ces employés du bâtiment aiment leur job et l’exécutent sans déplaisir… Cette pensée est choquante? Pourquoi?

Bien sûr, dans certaines entreprise­s qui en font leur signature, le plaisir devient parfois une dictature. Devoir s’amuser en travaillan­t peut masquer de vraies souffrance­s et écraser toute possibilit­é de résistance. Si le mot d’ordre devient totalitair­e, il y a forcément des effets pervers.

Mais, en Suisse, on en est loin, très loin. Grâce à l’école et à l’éducation, l’employé a bien intégré que, pour être vu comme un bon élément, il devait soupirer. Moi qui suis plutôt joyeuse, je ne compte pas le nombre de personnes qui me disent: «Ah mais toi, tu ne travailles pas. Tu aimes ce que tu fais, alors ça ne compte pas!» Voilà le type de remarque qui pourrait me faire soupirer.

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