Le Temps

En Ukraine, une loi martiale aux visées électorale­s

- STÉPHANE SIOHAN, KIEV @stefsiohan

En réaction aux actions militaires russes en mer d’Azov, les autorités de Kiev ont adopté une loi martiale aux contours imprécis qui va s’appliquer pour trente jours dans dix régions frontalièr­es

Il aura fallu quatre ans de guerre pour que l'exécutif ukrainien se décide à prononcer enfin la loi martiale, un statut qui ne s'était pourtant pas imposé lors des plus sanglants épisodes de la guerre du Donbass. Mais lundi soir, suite à la saisie des trois vaisseaux ukrainiens par la marine russe, le parlement a adopté une version édulcorée du décret présidenti­el n° 390/2018, qui instaure un «état d'urgence» et introduit le «statut militaire» en Ukraine. Précédent en Géorgie

La dernière fois qu'un pays du pourtour de l'ex-URSS a déclaré la loi martiale, c'était la Géorgie, pour 15 jours, en 2008, lorsque l'armée russe est entrée sur son territoire. Pourtant, l'Ukraine ne l'a jamais fait. «Au début de la guerre, il y a eu des requêtes explicites de la part de nos partenaire­s occidentau­x pour ne pas provoquer outre mesure la Russie», explique Oleksiy Malnyk, politologu­e et directeur du Centre d'études en sciences sociales Razoumkov.

«A ce moment-là, Oleksandr Tourtchino­v (chef de l'Etat par intérim, ndlr) estimait que l'Ukraine n'était pas prête pour la loi martiale et que celle-ci constituer­ait un casus belli pour une guerre à outrance menée par la Russie, poursuit Oleksiy Melnyk, lui-même ancien militaire et spécialist­e des questions de défense. C'est peutêtre déjà trop tard pour passer cette loi, mais elle a surtout de la valeur pour ses effets psychologi­ques.»

Par ailleurs, l'Ukraine n'a pas osé sauter le pas pour des raisons triviales: son économie, touchée-coulée était dépendante de l'aide des bailleurs, or le FMI ne peut transférer de fonds à un pays légalement en guerre. Seulement, en 2018, depuis l'ouverture du Pont de Kertch, la guerre a changé de dimension: sédimentée dans les tranchées du Donbass, elle s'est redynamisé­e dans la mer d'Azov, où la Russie impose à Kiev un déni d'accès, commercial et militaire.

Lundi, le politologu­e Taras Berezovets, très pro-Porochenko, a souligné que c'était la première fois que l'appareil militaire russe (en réalité le FSB) ouvrait le feu sur des Ukrainiens sans cacher son drapeau. L'incident de Crimée a été interprété par beaucoup à Kiev comme un «acte de guerre», mettant à bout de nerfs une opinion publique déjà saturée par quatre ans de conflit et justifiant aux yeux de beaucoup un acte symbolique.

Dans la nuit de dimanche à lundi, Petro Porochenko, après avoir réuni son Conseil de sécurité et de défense, a donc ressorti cette idée de loi martiale, mise au vote des députés en moins de 24 heures, lors d'une session exceptionn­elle de la Verkhovna Rada. Le député d'opposition, Alex Ryabchyn, membre de Batkyvtchy­na, le parti de Ioulia Timochenko, a participé à la négociatio­n inter-fractions en amont du vote.

Message fort

«L'idée d'adresser un message très fort à la communauté internatio­nale était partagée par toute la classe politique, après tout, il s'agit là d'un bon test pour notre système de défense et notre capacité de mobilisati­on, explique au Temps le jeune parlementa­ire. Mais le premier jet qui nous a été proposé de la part du président, c'était une loi martiale de 60 jours, s'étendant sur la totalité du territoire ukrainien.»

Oleksiy Melnyk, du centre Razoumkov, estimait avant le vote que «le problème principal était celui des élections». En effet, la prochaine présidenti­elle est prévue au 31 mars 2019, et toute loi martiale de deux mois aurait abouti à un report ou une annulation de l'élection, pour laquelle Petro Porochenko n'émarge qu'à 9% dans les intentions de vote pour ce scrutin crucial, seulement troisième dans les sondages.

De là à dire que les hommes du président auraient tenté de décaler le scrutin de mars? Personne à Kiev ne l'avouera en face. Mais en privé, si. «Changer la date des élections était bien une des intentions, ils savent très bien que cela serait super pour eux, explique anonymemen­t un parlementa­ire. Mais lundi, personne n'a autorisé Porochenko à aller aussi loin, même des membres de son propre camp s'y sont opposés.»

Selon d'autres sources, la communauté internatio­nale, et en particulie­r Angela Merkel, a envoyé à la présidence des signaux extrêmemen­t fermes, pour empêcher une loi martiale qui mettrait en péril le processus démocratiq­ue en Ukraine. Finalement, la loi martiale a été adoptée pour 30 jours et concernera les dix régions frontalièr­es qui jouxtent la Russie, le littoral Azov et mer Noire, ainsi que la Transnistr­ie.

Mercredi, de grandes villes comme Kharkiv, Marioupol, Odessa, Zaporijjia ou Odessavot se retrouver en état d'urgence, sans que l'on sache à quoi cela va exactement ressembler.

Un premier indice: mardi soir, dans une interview sur CNN accordée à Christiane Amanpour, Petro Porochenko a évoqué pour la première fois la possibilit­é d'interdire aux citoyens russes de pénétrer sur le territoire ukrainien.

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