Le Temps

Guillaume Tell, nouvelle édition

- JOËLLE KUNTZ

Dans la version originale du Guillaume Tell de Schiller, Gertrude est l’âme de la révolte des Suisses contre le bailli autrichien Gessler,

un homme de sac et de corde qui prend ses aises dans la région. A Werner Stauffache­r, son landamann de mari qui lui demande quoi faire, elle conseille de rassembler ses amis et de se battre. Les amis se rassemblen­t, les réseaux sociaux diffusent la propagande anti-Gessler. Dans l’ambiance surchauffé­e qui en résulte, Guillaume Tell nargue le chapeau du bailli et tout cela se termine par un assassinat politique. Le sang de Gessler coule dans la forêt, Guillaume s’enfuit avant de revenir vers les siens au rang de libérateur.

Créée en 1804, la pièce a un succès mondial.

Partout où des Gessler tourmenten­t le peuple, il y a des Guillaume Tell pour l’en libérer. Le dramaturge a si bien popularisé le mythe que la Suisse, sa patrie d’origine, n’arrive plus à s’en désencombr­er. Ce pourquoi il est temps d’écouter à nouveau Gertrude.

Dans l’édition 2018 de la pièce, elle a le droit de vote. Son «cher époux», qui n’est plus son «maître», comme elle se plaît à le préciser,

lui raconte que le bailli a des vues sur leur maison, prétendume­nt trop belle pour des paysans. Stauffache­r craint l’expropriat­ion. – Quel bailli? demande Gertrude.

– Le représenta­nt du pouvoir judiciaire de l’Europe!

– Ce Michael Matthiesse­n à l’air si doux? – Parfaiteme­nt, celui-là. Il est venu dans le canton sous prétexte d’une visite de courtoisie, il a vu notre maison, s’est extasié et m’a dit qu’il aimerait beaucoup l’avoir.

– Tu as l’esprit mal tourné, c’était un compliment! Pourquoi voudrait-il notre maison?

– Tu sais bien Gertrude, tous ces procès avec mes frères. On les a gagnés jusqu’à maintenant mais le petit menace d’aller à la Cour impériale.

– Tu veux dire la Cour européenne? – Appelle-la comme tu voudras. En tout cas, moi, je ne vais pas me laisser faire, j’appelle les copains, on fait une initiative. On ne va pas tolérer que des juges étrangers viennent nous régenter chez nous. Que ferais-tu à ma place?

– Veux-tu entendre une loyale parole de ta femme? Je me vante d’être la fille du riche Iberg, d’un homme de grande expérience. J’étais là lorsque les chefs du peuple se réunissaie­nt chez mon père, lisaient les chartes de l’Europe et pesaient le bien des gens. J’entendis le respect qu’ils avaient pour l’Union. Et je vois aujourd’hui toute cette prospérité dont nous sommes fiers et que nous lui devons. Une initiative, sois en sûr, ferait chou blanc. Ton cadet est jaloux de toi. Cette situation t’oppresse, ce n’est pas une raison pour aller jeter des pierres contre la Cour européenne. Reprends-toi, mon cher époux.

Là, Friedrich Schiller proteste:

– Vous retournez Gertrude, c’est intolérabl­e. De l’âme de la révolte, vous faites l’ange de la soumission. Je ne m’y retrouve plus.

– Pardonnez-moi, Friedrich. Votre courroux d’auteur égare l’Allemand que vous êtes. Vous défendiez la liberté, elle est advenue selon vos voeux et votre Gertrude n’y a pas été pour rien. Cette femme, si sage en votre temps, quelle sagesse lui prêter dans le nôtre? Enfermer un petit pays dans une nationalit­é étroite que vous-même répudierie­z si vous étiez encore avec nous? On abuse de vos personnage­s, Friedrich. Ils ont servi la cause de tous les affranchis­sements. Rhabillés pour la souveraine­té, ils font rire les moineaux. Seule Gertrude échappe à la mascarade. Elle voit la liberté où son entêté de mari dénonce la servitude.

– Vous tuez mon Guillaume Tell, s’insurge Schiller.

– Au contraire, nous l’aimons. Mais dès lors que les cantons forestiers ont voté contre l’initiative de Werner, dimanche passé, il n’a plus de rôle. Laissons-le au théâtre, auquel il appartient.

– OK, convient l’auteur, maintenant fermez le rideau.

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