Le Temps

«L’épreuve a forgé notre cohésion»

Jean-Frédéric de Leusse est le président d’UBS France depuis mai 2012. Quelles leçons a-t-il tirées du grand procès de sa banque et de sa maison mère, achevé le 15 novembre et en attente de jugement? Il le raconte dans un entretien accordé au «Temps»

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

tL’adresse n’a pas changé. C’est toujours au 69, boulevard Haussmann, juste derrière l’Opéra Garnier, que Jean-Frédéric de Leusse reçoit dans les bureaux parisiens d’UBS France. C’est là qu’en mai 2012 cet ancien haut fonctionna­ire français, conseiller d’Etat et ex-haut dirigeant du Crédit Agricole, est arrivé pour reprendre les commandes d’une banque en pleine tourmente. Six années et un procès historique plus tard, ce banquier convaincu de l’innocence de son établissem­ent et de sa maison mère a reçu Le Temps.

Commençons par le procès: 3,7 milliards d’euros d’amende requis par le procureur contre UBS AG, 15 millions contre UBS France. Un record, comme l’était déjà la caution de 1,1 milliard acquittée par la banque suisse en 2014. Peut-on, devant un tel précipice juridique, garder la confiance de ses clients?

L’impact d’une telle tourmente à la fois judiciaire et médiatique est très lourd, c’est évident. Nous avons eu des salariés gardés à vue. UBS France a été jugée coupable dans la presse avant même l’ouverture du procès. Le jugement moral est tombé avant même que nos avocats ne prennent la parole. Et pourtant: nous sommes aujourd’hui, six ans après mon arrivée, une banque française de taille moyenne qui se porte bien, en croissance, avec près de 18 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Cette épreuve a forgé notre cohésion et notre esprit d’entreprise. J’attendais ce procès. Je souhaitais que les choses soient dites et notre défense entendue. Il fallait tourner cette page.

La marque UBS en France n’a-t-elle pas été ébranlée, voire abîmée?

Avons-nous, ou pas, enfreint la loi? L’accusation a-t-elle, durant le procès, pu produire les preuves de nos présumées malversati­ons? Nous avons été pendant dix ans accusés d’être, ni plus ni moins, une plate-forme pour l’évasion fiscale à grande échelle. C’est dans ce contexte que je suis arrivé en mai 2012. Alors qu’ai-je fait? J’ai fouillé. J’ai cherché. Je me suis fait mon opinion. J’avais besoin de savoir si je travaillai­s, ou non, pour une organisati­on criminelle et mafieuse! Or une fois ces recherches effectuées et les enquêtes internes menées, j’ai acquis la conviction que l’entreprise était injustemen­t accusée et qu’il me fallait la défendre. C’était mon devoir.

Vous avez, au début des années 2000, dirigé le cabinet d’un ministre français du Budget. L’Etat français s’est-il égaré dans ses poursuites contre votre banque pour «complicité de blanchimen­t de fraude fiscale» et «complicité de démarchage bancaire illicite»?

La fiscalité est une question de droit. Il y a des lois. Il y a des traités signés par les Etats. Il y avait, à partir de 2004, la directive sur la fiscalité de l’épargne que la Suisse et les banques helvétique­s ont appliquée à la lettre. Nous avons depuis 2017 l’échange automatiqu­e d’informatio­ns. Ce ne sont pas les banques qui font les lois et les traités. Se pose ensuite la question de l’attitude des autorités françaises. L’évasion fiscale des Français fortunés vers la Suisse était un sujet connu… et l’Etat a longtemps fermé les yeux. Tout est devenu différent après la crise de 2008-2009. Est-ce que l’Etat français pouvait agir seul? La nécessité d’une action multilatér­ale rendait probableme­nt la chasse aux fraudeurs plus difficile. Mais ce ne sont pas les banquiers qui siègent au Conseil des ministres des Finances de l’Union européenne.

Pourquoi, en France, être allé jusqu’au procès? Aux Etats-Unis, UBS a acquitté une amende très élevée. Idem en Allemagne…

Le problème que vous soulevez à travers cette question est crucial. Il s’agit de la mise en cause pénale des personnes morales, comme UBS AG ou UBS France. Pour une entreprise, ces poursuites peuvent devenir une peine de mort avant même que le jugement soit prononcé [celui du procès UBS sera connu le 20 février 2019, ndlr]. Et quid du régulateur bancaire? A quoi sert-il dans ce cas? Ma position est simple: la justice transactio­nnelle est, dans ce cas, la meilleure solution. Donc je vous le confirme: face à un dossier vide, si UBS avait pu trouver un accord raisonnabl­e avec le parquet national financier, nous l’aurions fait. C’est ce qu’il fallait faire et c’est ce que nous voulions. Nos avocats ont démontré durant le procès à quel point le dossier de l’accusation était vide. Un accord à des conditions acceptable­s pour nos clients et nos actionnair­es: oui, telle aurait dû être la solution.

Un autre danger se profile si UBS France est condamnée: l’éventuelle perte de votre licence bancaire.

Je ne le redoute absolument pas. Le régulateur bancaire français s’est penché sur notre cas en 20122013. Nous avons été sanctionné­s. Nous avons depuis, en 2016, racheté en France la Banque Leonardo. UBS France est une banque française de plus de 500 employés qui remplit toutes ses obligation­s légales. Je crois à l’Etat de droit. La France en est un.

Lors du procès, les dirigeants d’UBS AG ont à plusieurs reprises évoqué la réputation de Paris comme place financière. UBS France a-t-elle un avenir en France?

UBS est le numéro un mondial pour la gestion de patrimoine. La France est, elle, la cinquième ou sixième puissance économique du monde. Il est absolument logique d’être présent et actif à Paris, où nous investisso­ns. Nous avons une clientèle quasi exclusive d’entreprene­urs soucieux de transmettr­e leur patrimoine. C’est notre coeur de cible. Nous avons aussi des équipes très performant­es dans la fusion-acquisitio­n. Nous avons construit pour durer. En 2012, en pleine tourmente, aucun banquier confirmé ne voulait nous rejoindre. Alors nous avons embauché des jeunes, et nous les avons formés. La grande majorité de nos chargés d’affaires ont démarré chez UBS France. Ils savent tout des besoins financiers d’un entreprene­ur. Voici le secret de notre cohésion forgée dans la tempête, et de notre croissance soutenue, de 7,5 milliards d’euros d’actifs sous gestion en 2012 à 18 milliards en 2018.

«Face à un dossier vide, si UBS avait pu trouver un accord raisonnabl­e avec le parquet national financier, nous l’aurions fait»

«L’évasion fiscale des Français fortunés vers la Suisse était un sujet connu… et l’Etat a longtemps fermé les yeux»

Paris, place financière. C’est un slogan. La France – et sa justice – peuvent-elles offrir une alternativ­e à la City de Londres à l’issue du Brexit?

La volonté des autorités françaises est réelle. Les pouvoirs publics se démènent. J’y crois beaucoup. La qualité de l’éducation, les grandes écoles, les cursus spécialisé­s dans la finance sont disponible­s à Paris. Beaucoup de traders à Londres sont Français! Et beaucoup de banquiers préfèrent Paris à Francfort. Le procès UBS l’a peut-être un peu fait oublier, mais les Français sont de bons banquiers! La France est un pays de grande culture bancaire.

Lors du procès, un des anciens cadres d’UBS France, Patrick de Fayet, a eu cette phrase: «La finance, c’est la guerre.» Vos avocats ont démoli à la barre les ex-employés de la banque devenus «lanceurs d’alerte». Vous êtes en guerre?

Le procès, c’est d’un côté l’accusation et de l’autre la défense. Chacun se bat. Sur la base d’arguments factuels, juridiques, précis. C’est ce que nous avons fait au tribunal. N’oubliez pas, en revanche, que beaucoup de journalist­es nous ont accusés, eux, à longueur de pages, sur la base des témoignage­s de ces personnes, sans solliciter notre version des faits. Nous avons été lynchés devant le tribunal de l’opinion publique! Non, la finance ce n’est pas la guerre. Mes chargés d’affaires sont hypercompé­titifs, oui. Mais je n’aime pas la guerre et je ne leur ai jamais demandé d’aller «tuer» un concurrent. Le Tour de France, ce n’est pas la guerre. Vous ne décrochez pas le maillot jaune en tuant les autres coureurs. UBS a le maillot jaune mondial parce qu’elle est la meilleure dans sa catégorie.

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(ANTOINE DOYEN POUR LE TEMPS) Jean-Frédéric de Leusse: «J’ai acquis la conviction qu’[UBS France] était injustemen­t accusée et qu’il me fallait la défendre. C’était mon devoir.»

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