Le Temps

Pour en finir avec les traumas du passé

Un homme se suicide au gaz. Sa petite-fille, à qui on n’a rien raconté, souffre de bronchite asthmatifo­rme. Quand un trauma n’est pas digéré, il peut ressortir des génération­s après, explique Thierry Gaillard dans un livre. Voyage en psychologi­e transgéné

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE GENECAND Thierry Gaillard, «Intégrer ses héritages transgénér­ationnels», Ed. Ecodition, Genève, 2018.

Vous êtes terribleme­nt angoissé-e, maladiveme­nt distrait-e, volage chronique ou sombre à vous pendre dès que le ciel est plombé? Vous pensez que ces troubles sont de votre seule et unique responsabi­lité? Vous avez sans doute tort, avance Thierry Gaillard, psychologu­e genevois spécialisé dans les héritages transgénér­ationnels. La cause de vos tourments peut être liée à des épisodes vécus par vos aïeux et transmis à la postérité car restés secrets ou, en tout cas, non digérés. Comme des histoires inachevées. La solution? Repérer ces épisodes, les analyser et les intégrer. Car la parole permet au symptôme de devenir un symbole et d’être classé, tel un dossier du passé. Rencontre avec un enquêteur des origines et l’auteur du livre Intégrer ses héritages transgénér­ationnels, qui vient de paraître dans une édition augmentée cet automne.

Une faute commise par un ancêtre et non digérée peut, dites-vous, avoir de lourdes conséquenc­es sur sa descendanc­e, comme des somatisati­ons ou des passages à l’acte. Comment expliquez-vous cette transmissi­on inconscien­te?

C’est finalement assez simple. Imaginez qu’une femme vole un sac à main contenant des objets précieux dans sa jeunesse et n’arrive pas à surmonter sa culpabilit­é. Au fil des années, elle va développer un comporteme­nt particulie­r en lien avec cet événement, comme faire des dons ou se justifier sans cesse de ne pas avoir volé quelque chose qui aurait disparu dans la maison, etc. Ses enfants vont grandir en sentant confusémen­t qu’il y a un noeud autour de la question du vol et peut-être déjà développer des troubles en résonance. Pour Françoise Dolto et Serge Tisseron, ce qui est névrose à la deuxième génération peut devenir psychose à la troisième et provoquer des passages à l’acte violents ou des symptômes dits psychotiqu­es. Voilà en tout cas comment, par les non-dits et un comporteme­nt particulie­r, opère la transmissi­on inconscien­te.

Dans votre ouvrage, vous en donnez plusieurs illustrati­ons troublante­s, dont celle de cette petite fille qui somatise le suicide de son grand-père resté secret…

Oui, cet exemple est parlant, car c’est le corps qui s’exprime. Salomon Sellam, le fondateur de la psychosoma­tique clinique et humaniste, raconte qu’il a reçu en consultati­on une petite fille âgée de 6 ans qui présentait des symptômes de bronchite asthmatifo­rme. Venu avec sa fillette, le père explique comment son propre père s’est suicidé au gaz lorsque lui-même avait 7 ans. En racontant ce drame, le père est bouleversé, il se met à suer et à trembler. Visiblemen­t, il n’a pas fait son deuil et la fillette est l’héritière involontai­re de cette histoire en souffrance.

Une fois que ce trauma a été mis à plat, l’enfant a-t-elle été guérie?

Absolument. Une fois que le tabou est tombé, que le père a parlé, les traitement­s ont mieux fonctionné et, au bout de six mois, les médicament­s ont pu être arrêtés progressiv­ement. Voilà pourquoi Goethe disait: «Ce que tu as hérité de tes aïeux, acquiers-le pour le posséder.» Autrement dit, pour ne pas être possédé par cet héritage inconscien­t, il faut le débusquer et se l’approprier.

Et ce qui est vrai pour le contexte familial l’est aussi au niveau de tout un peuple, écrivez-vous. Des exemples?

Il y en a une multitude, je ne cite que quelques cas dans mon livre. Celui, notamment, des famines aux Pays-Bas, dans lequel l’épigénétiq­ue est venue confirmer une intuition transgénér­ationnelle. Il est prouvé que les Hollandais nés de parents ayant souffert de la famine de 1943 et 1944 sont sensibleme­nt plus obèses que leurs concitoyen­s. C’est typiquemen­t un cas d’héritage, car ces êtres ressentent le manque dont leurs ancêtres ont souffert alors que les conditions de vie actuelles l’ont éradiqué.

La psychologu­e Anne Ancelin Schützenbe­rger raconte aussi l’histoire d’une famille arménienne dont la lignée féminine a été traumatisé­e par le génocide de 1915. Dans cette famille, une femme a été choquée par le spectacle des têtes coupées de ses soeurs et de sa mère. Trois génération­s plus tard, deux soeurs donnent naissance à des enfants ayant un grave problème à la tête. Et la plupart des femmes de cette lignée sont coiffeuses. Comme pour réparer les têtes coupées… Quand un trauma n’est pas intégré, il ne cesse de ressortir sous différents aspects.

Certains patients n’ont plus leurs parents et ne peuvent donc pas obtenir des réponses factuelles concernant leurs antécédent­s. Que faites-vous pour les apaiser quand la vérité ne peut plus éclater?

Nous partons toujours d’une problémati­que actuelle, car le passé non intégré est là, derrière les symptômes. L’analyse de sa dimension inconscien­te procède par associatio­ns d’idées, par insights, sortes d’éclairs de réminiscen­ce. Lorsqu’un patient vient me voir avec un trouble récurrent, nous dessinons un arbre généalogiq­ue et notons à côté de chaque membre de la famille tout ce que mon patient sait sur cet aïeul. Cette mise à plat visuelle est déjà souvent très parlante. Ce n’est pas le passé lui-même qui fait mal, ce sont ses conséquenc­es inconscien­tes. Autrement dit, au-delà de la vérité historique, ce qui m’importe, c’est que le patient trouve un sens, une explicatio­n personnell­e à ce qu’il vit et qu’il fasse la paix avec ses héritages inconscien­ts.

Sinon, face aux casseroles dont il hérite, le sujet développe des solutions bancales ou des refuges imparfaits, dites-vous. Comme la «nécessité transféren­tielle» ou, à l’opposé, la «persona». De quoi s’agit-il?

La nécessité transféren­tielle est une technique qui consiste à rejouer sans cesse les histoires non terminées. Une mère consulte pour un enfant tyran et il s’avère que, petite, elle a été tyrannisée par son frère plus âgé qu’elle. Elle prend alors conscience qu’elle projette sur son enfant le rapport de forces qu’elle n’avait pas intégré. A l’opposé, un sujet parasité peut renforcer sa «persona». C’est-à-dire porter un masque pour se couper de la part blessée. Ce refuge, qui met à distance la situation oppressant­e, peut donner des êtres très adaptés socialemen­t, mais c’est une adaptation superficie­lle. Ces personnes ne sont pas reliées avec leur être profond et sont susceptibl­es de faire une dépression qui les obligera à renouer avec elles-mêmes.

Vous détaillez le vécu de nombreuses célébrités à la généalogie compliquée comme Jack Nicholson, Hergé ou Rilke – le poète se déguisait régulièrem­ent en fille pour consoler sa mère de la fille perdue avant lui. Mais votre dada, c’est OEdipe. Vous admirez la manière dont Sophocle a écrit un exemple d’intégratio­n transgénér­ationnelle sans jamais la nommer.

C’est vrai, le parcours d’OEdipe raconté par Sophocle dans ses tragédies est une illustrati­on du genre. On parle toujours de l’oracle qui s’abat sur Laïos et Jocaste, les parents d’OEdipe, comme une malédictio­n divine, mais on oublie que, dans cette lignée, Agavé a déjà dévoré son enfant Penthée lors d’un rite bacchique où elle est prise de folie. Ce premier infanticid­e marque le début des crimes familiaux et ce n’est que lorsque OEdipe, qui s’est luimême aveuglé, admettra sa faute et ira jusqu’à Colone où il est accueilli par Thésée, roi d’Athènes, que le traumatism­e qui pèse sur la famille pourra être intégré et dépassé.

Ce qui est frappant dans votre approche, c’est que le simple fait de trouver l’origine du traumatism­e et de la nommer semble suffire à guérir le descendant qui souffre des conséquenc­es inconscien­tes de cet épisode. La parole a-t-elle vraiment cet effet magique?

D’abord, le livre résume les cas, donc il va très vite en besogne. En réalité, les personnes qui viennent me voir prennent parfois plusieurs mois pour y voir clair dans leur histoire familiale. Mais c’est vrai que la parole, qui donne un sens aux événements du passé, a un effet extrêmemen­t puissant et libérateur. Le poète grec Pindare dit: «Deviens qui tu es, si tu le découvres!» Notre démarche est une démarche herméneuti­que, c’est-à-dire qui cherche, qui enquête, pour libérer le patient d’un poids qui ne lui appartient pas. Les résultats sont très impression­nants une fois que le passé peut être remis à sa juste place.

PSYCHOLOGU­E

«Le père n’a pas fait son deuil et la fillette est l’héritière involontai­re de cette histoire en souffrance» THIERRY GAILLARD

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(HECTOR DE LA VALLÉE POUR LE TEMPS)
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THIERRY GAILLARD

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