Le Temps

Homs, la bataille d’une architecte

Marwa al-Sabouni vit dans la grande cité du centre du pays avec sa famille. Elle voit l’architectu­re urbaine comme l’une des causes de la guerre qui a ravagé sa ville et son existence. Elle a expliqué sa théorie à travers un livre

- LUIS LEMA t @luislema

Marwa al-Sabouni a des préoccupat­ions que partagent peu ou prou toutes les mamans du monde. Eviter, par exemple, que ses deux adolescent­s (13 et 10 ans) passent leurs journées à regarder des vidéos sur leur smartphone. Mais pour elle, il s’agit davantage que d’un choix personnel: pratiqueme­nt une question de vie ou de mort. Sa famille vit à Homs, au centre de la Syrie, où elle a passé toutes les années de guerre. «Au plus fort des combats, nous étions entourés d’horreurs», résume-telle. Pas question de laisser les enfants faire des heures supplément­aires à la maison, le téléphone à la main.

Homs? «C’est redevenu presque une ville normale», ment la jeune trentenair­e. Tout est dans le «presque». La moitié de la ville, y compris son centre et son coeur historique, est aujourd’hui détruite. Des quartiers entiers restent inhabités. Les traces de la guerre sont à chaque coin de rue, et dans tous les esprits.

Le rôle de l’architectu­re dans la guerre

Marwa al-Sabouni est architecte. Son livre publié il y a deux ans en anglais, et qu’elle a notamment résumé lors d’un Ted Talk retransmis par Skype, a connu un succès considérab­le, et il vient d’être traduit en français (Dans les ruines de Homs, Journal d’une architecte syrienne, Ed. Parenthèse­s). Elle y défend une thèse ébouriffan­te: et si l’architectu­re avait joué un rôle déterminan­t dans le déclenchem­ent de la guerre syrienne? Et si l’environnem­ent urbain, en ce qu’il a contribué à séparer les communauté­s et à approfondi­r les fossés, expliquait en bonne partie la sauvagerie avec laquelle les Syriens ont été prêts à s’entretuer?

Dehors, les bombes pleuvent, les snipers sont à l’affût au bout de la rue, et chaque sortie en ville peut être la dernière. «Nous avons vécu deux ans entiers comme assignés à résidence», sourit l’architecte lors d’une conversati­on depuis sa maison. La jeune mère apprend à son cadet à compter jusqu’à cinq en scandant le silence entre deux tirs d’obus. Mais tandis que Homs s’enfonce dans le désastre, Marwa al-Sabouni commence à écrire.

Elle raconte un autre fracas: celui de ses rêves de jeune architecte qui s’écraseront à la sortie de l’université sous l’ampleur de la corruption et de l’incurie. A quoi bon tenter de mettre en applicatio­n les principes de l’architectu­re, au service du bien commun? Ici, règnent en maître les pots-de-vin et le favoritism­e, les piliers sur lesquels repose le système tout entier. La constructi­on de bâtiments n’est qu’un moyen, parmi d’autres, de remplir les poches du gouverneur et des potentats locaux. Résultat: une ville où l’ancien se désagrège, avec les chaussées trouées, les façades qui tombent, les câbles électrique­s qui pendent, les rues qui deviennent invivables, tandis que le neuf est clinquant, sans âme et sans cohérence, servant de réserves d’habitation à ceux qui peuvent se le permettre. Voilà, sommaireme­nt décrite, la recette de la catastroph­e. Ne reste plus qu’à lâcher les premières bombes.

La question de la reconstruc­tion

Et maintenant? La descriptio­n que fait Marwa al-Sabouni de cet environnem­ent est d’autant plus intéressan­te que le débat sur la reconstruc­tion du pays fait déjà rage, bien que la guerre ne soit pas à proprement parler terminée. Homs, mais aussi Alep ou la Ghouta orientale près de Damas… Autant de quartiers entiers détruits principale­ment par les bombes lâchées par le pouvoir syrien et ses alliés russe et iranien qui, tous, manquent de fonds pour envisager la reconstruc­tion de ce qu’ils ont détruit. L’Union européenne, pour sa part, rechigne à consolider le pouvoir, resté en place au prix de centaines de milliers de morts et de millions d’exilés, en mettant la main au porte-monnaie. L’impasse est pour l’instant totale. Et ce d’autant plus que, par toutes sortes de moyens, qui vont de la confiscati­on de maisons aux meurtres purs et simples, les vainqueurs de la guerre s’emploient à dessiner une «nouvelle Syrie» qui répondrait à leurs seuls intérêts.

La jeune architecte, qui prépare déjà son deuxième livre, a une réponse paradoxale: «Je crois à une solution locale, expliquet-elle. Moins nous recevrons d’argent, et mieux nous nous porterons. Nous ne devons dépendre que de nous-mêmes. Il y aura un prix à payer, et cela prendra longtemps, mais il faut garder à l’écart les gros intérêts financiers.» Elle insiste: «Les ressources doivent être trouvées sur place, il n’y a pas d’autre choix. L’expertise, les matériaux, les idées, tout cela doit sortir d’ici. Sinon, les solutions qui seraient amenées de l’extérieur ne serviraien­t qu’à réaliser des sortes de bidonville­s pour y parquer les gens. Ils pourraient être plus chers et plus luxueux, mais ce ne serait que cela: des bidonville­s.» Marwa al-Sabouni a écrit son ouvrage directemen­t en anglais. Il n’a pas été traduit en arabe. Non qu’il n’y ait pas d’intérêt autour d’elle pour les thèses

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Extraits de l’ouvrage de Marwa al-Sabouni «Dans les ruines de Homs. Journal d’une architecte syrienne».
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