Les lenteurs administratives brident-elles l’innovation en Suisse?
Deux médecins, l’un au CHUV et l’autre aux HUG, développent des applications qui pourraient s’avérer révolutionnaires. Celles-ci transforment les smartphones en stéthoscopes et en tensiomètres
Deux médecins, l’un au CHUV et l’autre aux HUG, développent des applications pour smartphones qui pourraient s’avérer révolutionnaires. L’une veut remplacer le traditionnel tensiomètre. L’autre donne un coup de neuf au stéthoscope. Mais la voie n’est pas toujours facile
Des médecins inventent de nouveaux dispositifs qui pourraient faciliter leur travail ou améliorer la santé des patients. Pourtant, leurs inventions ne sont pas toujours exploitées commercialement, par manque de temps, par méconnaissance des mécanismes du marché.
Parfois aussi par manque de réactivité de l’administration. «Ce n’est pas mon job, mais il faudrait mieux valoriser les inventions qui sortent des HUG», estime Alain Gervaix, chef du département de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève et professeur à la Faculté de médecine.
«Il faut aller très vite si nous voulons placer la Suisse romande sur la carte mondiale de l’innovation. Une collaboration avec une start-up permet une réactivité, un accès à des développeurs et à des moyens que les hôpitaux ou structures publics n’ont pas», estime Patrick Schoettker, professeur au service d’anesthésiologie du CHUV, qui s’est adressé à un entrepreneur dans la Silicon Valley.
De leur côté, les services de transfert de technologies ne cèdent pas les brevets pour éviter, notamment, que celles-ci ne se perdent si la start-up fait faillite.
Ils opèrent, auscultent ou réaniment leurs patients dans des hôpitaux universitaires. Certains médecins inventent aussi des nouveaux dispositifs qui pourraient faciliter leur travail ou améliorer la santé des patients. Pourtant, leurs inventions ne sont pas toujours exploitées commercialement, par manque de temps ou par méconnaissance des mécanismes du marché.
Patrick Schoettker, professeur au service d’anesthésiologie du Centre hospitalier universitaire de Lausanne (CHUV), a décidé de s’atteler à la tâche durant ses soirées et ses week-ends. Il a imaginé un nouveau système qui permet de mesurer la pression artérielle grâce à une application à télécharger sur smartphone. «On compte 1,6 milliard de patients hypertendus dans le monde. Ces personnes ont un risque accru de faire un infarctus ou un AVC», rappelle celui qui aimerait donner un sérieux coup de neuf au traditionnel tensiomètre au brassard gonflable, qui n’a pas beaucoup évolué depuis 1905.
Au bout du doigt
Employé à 100% par le CHUV, il découvre la technologie du CSEM à Neuchâtel, à savoir un capteur optique miniature qui mesure en temps réel la tension artérielle au poignet. Il aimerait faire la même chose, mais uniquement avec la caméra du smartphone posé sur le bout de son doigt.
Il en fait la démonstration dans son bureau. Après quelques battements cardiaques, des informations apparaissent à l’écran. «Des algorithmes sont capables de lire les canaux sanguins, précise-t-il. Tout le monde pourra bientôt mesurer sa pression artérielle, à tout moment, n’importe où et sans avoir à ajouter d’accessoires à son smartphone. Ces informations pourraient être stockées, analysées et transmises au corps médical, qui pourrait assurer un suivi du patient et envoyer des recommandations médicales personnalisées.»
Les premiers tests ont été effectués sur 35 personnes. «Ces essais ont montré une très bonne corrélation avec des mesures de pression artérielle prises de manière standard, salue Jean Gabriel Jeannot, médecin agréé aux projets de santé digitale de la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne. L’hypertension est une tueuse silencieuse. Le projet a potentiellement la capacité d’être révolutionnaire et pourrait participer à la diminution des troubles cardiovasculaires. Toutefois, il faudra sensibiliser la population à ne pas diffuser ses informations sur les réseaux sociaux, ni à les transmettre à son assurance maladie. Et trouver un algorithme capable de trier ces données pour éviter que le médecin ne soit noyé sous toutes ces informations.»
Naissance de Biospectal
Les médecins ont parfois des idées, mais ne sont pas des gens du marketing, ni du business. «Travaillant à plein temps à l’hôpital, nous n’avons ni le temps, ni les compétences d’en faire une entreprise. Nous devons nous entourer d’ingénieurs et d’entrepreneurs pour réaliser les solutions dont nous avons besoin», estime Patrick Schoettker. Pour concrétiser rapidement son idée, il s’adresse à un ami d’enfance, basé dans la Silicon Valley, qui crée la start-up Biospectal. Eliott Jones, qui a travaillé pour Yahoo! ou Logitech, dirige ainsi depuis les Etats-Unis la start-up vaudoise. Celle-ci compte aujourd’hui six personnes. «J’assure uniquement le rôle de conseiller médical pendant mes jours de congé», précise Patrick Schoettker.
Lauréate de l’accélérateur de start-up MassChallenge et bénéficiant du soutien de la Fondation Bill Gates, Biospectal va démarrer de nouveaux essais cliniques auprès de 120 patients, au CHUV, aux HUG, mais aussi en Afrique et en Asie. «La start-up est encore en phase de recherche et développement. Il faut tester les logiciels auprès de différentes populations. Une organisation non gouvernementale nous soutient», explique Patrick Schoettker, qui espère la mise à disposition de l’application auprès du grand public en 2019.
La concurrence est rude
«Le marché que nous visons n’est pas hospitalier. La concurrence est rude. Il faut aller très vite si nous voulons placer la Suisse romande sur la carte mondiale de l’innovation. Une collaboration avec une start-up permet une réactivité, un accès à des développeurs et à des moyens que les hôpitaux ou structures publiques n’ont pas», estime le médecin, qui mène en parallèle d’autres projets entrepreneuriaux.
En collaboration avec le Service de transfert de technologie PACTT du CHUV, il a développé un projet de détection automatisée de l’intubation
«Nous devons nous entourer d’ingénieurs et d’entrepreneurs pour réaliser les solutions dont nous avons besoin», estime Patrick Schoettker, médecin et inventeur d’un nouveau tensiomètre.
«Il faut aller très vite si nous voulons placer la Suisse romande sur la carte mondiale de l’innovation» PATRICK SCHOETTKER, MÉDECIN
difficile, en collaboration avec Christophe Perruchoud, la start-up nViso et l’EPFL. «Dans ce projet, le brevet appartient au CHUV, car nous l’avons développé sur nos heures de travail et avons bénéficié de l’aide du PACCT», précise Patrick Schoettker, également à l’origine, avec Jocelyn Corniche, de l’application My144, devenu Echo122.
Stéthoscope connecté
Des similitudes existent avec le projet d’Alain Gervaix, chef du département de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève et professeur à la Faculté de médecine. Il prévoit de lancer un nouveau stéthoscope intelligent et autonome, connecté à un smartphone. Passé sur le thorax, celui-ci est capable, grâce à l’utilisation d’algorithmes d’intelligence artificielle, d’enregistrer le bruit des poumons, de l’analyser en temps réel et de faire la distinction entre des pneumonies bactériennes ou des atteintes virales.
«Dans les pays à faible et moyen revenu, ce sont essentiellement des agents de santé qui posent les diagnostics. Peu formés à interpréter les bruits pulmonaires, ils ont tendance à prescrire des antibiotiques à tout va, ce qui entraîne des risques de résistances bactériennes. Parfois, ils ne repèrent pas cette maladie, considérée comme la première cause de mortalité chez les enfants de moins de 5 ans», précise Alain Gervaix, lauréat du Prix Innovation 2018 remis le 18 octobre à l’occasion de la Journée de l’innovation des HUG et de l’Université de Genève.
«Il faudrait mieux valoriser les inventions qui sortent des HUG»
Ces pneumonies bactériennes sont caractérisées, entre autres, par des râles, alors que les atteintes virales ont plutôt tendance à siffler. Alain Gervaix a ainsi eu l’idée de développer une application, style Shazam, pour aider les agents de santé. «J’ai contacté un ami qui travaille au CSEM à Neuchâtel, un spécialiste de l’analyse des spectres acoustiques», dit-il. Différents bruits pulmonaires ont été enregistrés, aussi bien ceux de poumons sains que ceux présentant des bronchiolites ou différents types de pneumonie. «2400 cycles respiratoires ont été analysés auprès de 80 enfants. Nous atteignons une précision de 88%», précise Alain Gervaix, qui veut faire de son application sur smartphone un outil d’aide à la décision.
Le professeur des HUG, entrepreneur dans l’âme, n’a pas le temps de créer une start-up, même s’il en a le souhait. «Ce n’est pas mon job, mais il faudrait mieux valoriser les inventions qui sortent des HUG», lance-t-il. Il imagine déjà une application qui s’adresserait à tous les enfants asthmatiques ou aux personnes atteintes de maladie pulmonaire chronique obstructive. Il suffirait à chacun de passer son smartphone sur son thorax pour obtenir des conseils personnalisés. «Aujourd’hui, ces pathologies génèrent un nombre très élevé de consultations inutiles. Une telle application aiderait au diagnostic en amont, comme un simple thermomètre», affirme Alain Gervaix.
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