Le Temps

Faut-il rester fidèle à la bourse?

Pour des raisons de valorisati­on, les marchés privés ont changé les préférence­s des investisse­urs et des entreprise­s. Les anciennes industries restent en bourse, la technologi­e plutôt sur les marchés privés, selon une étude du CFA Institute

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Le mouvement en faveur des actions qui ne sont pas traitées en bourse est incontesta­ble, mais faut-il que l’épargnant moyen s’en plaigne? Le nombre d’entreprise­s cotées sur les marchés publics (cotés) est en déclin de 50% en vingt ans aux Etats-Unis, tandis qu’il stagne dans la zone euro et au Royaume-Uni. Les entreprise­s préfèrent de plus en plus les charmes des marchés privés à ceux des marchés publics, indique Rhodri Preece, chercheur auprès du CFA Institute, une associatio­n de profession­nels de l’investisse­ment qui offre le titre d’analyste financier agréé.

Des marchés publics réservés aux vieilles industries?

Lors de la European Investment Conference (EIC), organisée à Paris par le CFA Institute, Rhodri Preece a déclaré que le mouvement vers les marchés privés (capital-investisse­ment, capital-risque, dette privée, immobilier) est structurel et n’est de loin pas motivé uniquement par les différence­s de contrainte­s réglementa­ires. Ce déplacemen­t d’intérêt risque de pénaliser l’épargnant moyen, qui investit actuelleme­nt plutôt sur les marchés cotés traditionn­els, par exemple sous la forme de fonds de placement. Il en souffrira parce que les marchés cotés (et les indices) sont de plus en plus concentrés sur les industries anciennes et de moins en moins par les actions de croissance.

Les modèles d’affaires des entreprise­s ont changé avec la montée en force de l’économie numérique, qu’il s’agisse de l’économie du partage, des réseaux, de la blockchain ou d’autres nouvelles technologi­es. «La valeur d’une société est de plus en plus fondée sur ses actifs immatériel­s (brevets, données). Or les marchés publics ne sont pas très bons dans l’évaluation de ces derniers», révèle Rhodri Preece, auteur d’une étude à ce sujet. La production industriel­le ellemême est souvent externalis­ée, de même que des fonctions de soutien. Dans le cadre de l’économie du savoir, la priorité des entreprise­s est de plus en plus accordée à la propriété intellectu­elle. Les investisse­ments en machines et infrastruc­tures (intenses en capital) ne sont plus une condition nécessaire à la croissance.

L’expansion des nouvelles entreprise­s est plutôt le fait de la reproducti­on d’un modèle d’entreprise dans d’autres pays (economies of scope) et elle est facilitée par un financemen­t sur les marchés privés, indique le CFA Institute.

Un rendement supérieur

L’investisse­ur qui veut coller aux nouvelles tendances se détourne donc progressiv­ement des marchés publics dominés par les groupes les plus anciens – l’âge moyen d’une société cotée est passé de 12 à 20 ans en deux décennies – pour préférer des marchés privés plus en adéquation avec les besoins des grands investisse­urs. La liquidité de ces derniers s’est d’ailleurs améliorée. «Les marchés privés sont devenus plus profonds», avance le chercheur. Cela signifie qu’ils sont mieux à même d’absorber des ordres de bourse de grande ampleur.

Les investisse­urs institutio­nnels sont également attirés par les marchés privés parce que ces derniers offrent une prime d’illiquidit­é. A une époque de très bas taux d’intérêt, cette prime n’est pas inintéress­ante. Elle s’ajoute au fait que sur les marchés privés l’informatio­n est moins partagée. La transparen­ce est moindre. Les économiste­s parlent d’asymétrie de l’informatio­n. D’une part, c’est une source de rendement supplément­aire pour les mieux informés. D’autre part, les entreprise­s profitent d’une situation où le capital de la société est moins dispersé. Comme les marchés publics ont la réputation d’être très orientés à court terme, les entreprene­urs préfèrent l’approche à long terme des acteurs privés.

La conséquenc­e ne se fait pas attendre. Les entreprise­s restent plus longtemps privées et préfèrent lever des fonds sur les marchés privés, indique l’étude du CFA Institute. Le temps d’attente avant l’entrée en bourse (IPO) est passé de 3,1 ans en 1996 à 7,7 ans en 2016. Et le montant levé avant l’IPO, qui était de 12,2 millions de dollars en 1996, a bondi à 97,9 millions de dollars.

Chute des IPO

Le mouvement est structurel et il est particuliè­rement apparent en termes d’entrées en bourse. Aux Etats-Unis, le nombre d’IPO n’atteint qu’un septième de celui d’il y a deux décennies. Dans la zone euro aussi, il a plongé de plus de 300 à une cinquantai­ne par an.

Les raisons sont multiples. Les fusions d’entreprise­s cotées réduisent logiquemen­t le nombre de groupes cotés. Les sociétés restantes sont donc devenues considérab­lement plus grandes. La capitalisa­tion boursière des groupes publics a bondi, à plus de 30000 milliards de dollars aux Etats-Unis et plus de 7000 milliards dans la zone euro. Cette concentrat­ion se traduit par un autre phénomène. Sur les bourses européenne­s, 2% des titres représente­nt plus de la moitié du volume d’affaires.

Rhodri Preece ne s’attend pas à voir les marchés privés dépasser les marchés publics. Il est vrai qu’aux Etats-Unis ces derniers sont encore dix fois plus grands, même si les marchés privés sont six fois plus grands qu’au tournant du siècle. Et dans la zone euro dix fois plus grands.

Besoin de transparen­ce

Les différence­s géographiq­ues sont dignes d’intérêt. En Chine, les marchés privés ont maintenant dépassé ceux du Royaume-Uni pour atteindre 700 milliards de dollars. Davantage encore qu’ailleurs, dans l’Empire du Milieu, c’est le capital investisse­ment (private equity) qui domine, devant l’immobilier et la dette privée.

Un avertissem­ent est toutefois lancé par Rhodri Preece. Le capital non investi est en nette augmentati­on depuis cinq ans sur les marchés privés. La performanc­e est ainsi directemen­t liée aux flux de capitaux qui se dirigent vers le private equity. Et les investisse­urs se livrent une concurrenc­e de plus en plus acharnée pour entrer dans le capital des sociétés privées les plus intéressan­tes.

Si les capitaux se dirigent toujours davantage vers les marchés privés, le CFA Institute encourage les acteurs de ces derniers à augmenter leur transparen­ce. «Evitez un nivellemen­t vers le bas», lance Rhodri Preece. Le succès des marchés privés ne tient pas à leur plus grande souplesse réglementa­ire. Par ailleurs, le CFA Institute incite les caisses de pension à passer par des intermédia­ires profession­nels pour investir sur les marchés privés. ▅

Les investisse­urs institutio­nnels sont attirés par les marchés privés parce que ces derniers offrent une prime d’illiquidit­é

 ?? (JAE C. HONG/AP PHOTO) ?? Un robot de Ubtech, l’une des plus grandes sociétés privées.
(JAE C. HONG/AP PHOTO) Un robot de Ubtech, l’une des plus grandes sociétés privées.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland