Faut-il rester fidèle à la bourse?
Pour des raisons de valorisation, les marchés privés ont changé les préférences des investisseurs et des entreprises. Les anciennes industries restent en bourse, la technologie plutôt sur les marchés privés, selon une étude du CFA Institute
Le mouvement en faveur des actions qui ne sont pas traitées en bourse est incontestable, mais faut-il que l’épargnant moyen s’en plaigne? Le nombre d’entreprises cotées sur les marchés publics (cotés) est en déclin de 50% en vingt ans aux Etats-Unis, tandis qu’il stagne dans la zone euro et au Royaume-Uni. Les entreprises préfèrent de plus en plus les charmes des marchés privés à ceux des marchés publics, indique Rhodri Preece, chercheur auprès du CFA Institute, une association de professionnels de l’investissement qui offre le titre d’analyste financier agréé.
Des marchés publics réservés aux vieilles industries?
Lors de la European Investment Conference (EIC), organisée à Paris par le CFA Institute, Rhodri Preece a déclaré que le mouvement vers les marchés privés (capital-investissement, capital-risque, dette privée, immobilier) est structurel et n’est de loin pas motivé uniquement par les différences de contraintes réglementaires. Ce déplacement d’intérêt risque de pénaliser l’épargnant moyen, qui investit actuellement plutôt sur les marchés cotés traditionnels, par exemple sous la forme de fonds de placement. Il en souffrira parce que les marchés cotés (et les indices) sont de plus en plus concentrés sur les industries anciennes et de moins en moins par les actions de croissance.
Les modèles d’affaires des entreprises ont changé avec la montée en force de l’économie numérique, qu’il s’agisse de l’économie du partage, des réseaux, de la blockchain ou d’autres nouvelles technologies. «La valeur d’une société est de plus en plus fondée sur ses actifs immatériels (brevets, données). Or les marchés publics ne sont pas très bons dans l’évaluation de ces derniers», révèle Rhodri Preece, auteur d’une étude à ce sujet. La production industrielle ellemême est souvent externalisée, de même que des fonctions de soutien. Dans le cadre de l’économie du savoir, la priorité des entreprises est de plus en plus accordée à la propriété intellectuelle. Les investissements en machines et infrastructures (intenses en capital) ne sont plus une condition nécessaire à la croissance.
L’expansion des nouvelles entreprises est plutôt le fait de la reproduction d’un modèle d’entreprise dans d’autres pays (economies of scope) et elle est facilitée par un financement sur les marchés privés, indique le CFA Institute.
Un rendement supérieur
L’investisseur qui veut coller aux nouvelles tendances se détourne donc progressivement des marchés publics dominés par les groupes les plus anciens – l’âge moyen d’une société cotée est passé de 12 à 20 ans en deux décennies – pour préférer des marchés privés plus en adéquation avec les besoins des grands investisseurs. La liquidité de ces derniers s’est d’ailleurs améliorée. «Les marchés privés sont devenus plus profonds», avance le chercheur. Cela signifie qu’ils sont mieux à même d’absorber des ordres de bourse de grande ampleur.
Les investisseurs institutionnels sont également attirés par les marchés privés parce que ces derniers offrent une prime d’illiquidité. A une époque de très bas taux d’intérêt, cette prime n’est pas inintéressante. Elle s’ajoute au fait que sur les marchés privés l’information est moins partagée. La transparence est moindre. Les économistes parlent d’asymétrie de l’information. D’une part, c’est une source de rendement supplémentaire pour les mieux informés. D’autre part, les entreprises profitent d’une situation où le capital de la société est moins dispersé. Comme les marchés publics ont la réputation d’être très orientés à court terme, les entrepreneurs préfèrent l’approche à long terme des acteurs privés.
La conséquence ne se fait pas attendre. Les entreprises restent plus longtemps privées et préfèrent lever des fonds sur les marchés privés, indique l’étude du CFA Institute. Le temps d’attente avant l’entrée en bourse (IPO) est passé de 3,1 ans en 1996 à 7,7 ans en 2016. Et le montant levé avant l’IPO, qui était de 12,2 millions de dollars en 1996, a bondi à 97,9 millions de dollars.
Chute des IPO
Le mouvement est structurel et il est particulièrement apparent en termes d’entrées en bourse. Aux Etats-Unis, le nombre d’IPO n’atteint qu’un septième de celui d’il y a deux décennies. Dans la zone euro aussi, il a plongé de plus de 300 à une cinquantaine par an.
Les raisons sont multiples. Les fusions d’entreprises cotées réduisent logiquement le nombre de groupes cotés. Les sociétés restantes sont donc devenues considérablement plus grandes. La capitalisation boursière des groupes publics a bondi, à plus de 30000 milliards de dollars aux Etats-Unis et plus de 7000 milliards dans la zone euro. Cette concentration se traduit par un autre phénomène. Sur les bourses européennes, 2% des titres représentent plus de la moitié du volume d’affaires.
Rhodri Preece ne s’attend pas à voir les marchés privés dépasser les marchés publics. Il est vrai qu’aux Etats-Unis ces derniers sont encore dix fois plus grands, même si les marchés privés sont six fois plus grands qu’au tournant du siècle. Et dans la zone euro dix fois plus grands.
Besoin de transparence
Les différences géographiques sont dignes d’intérêt. En Chine, les marchés privés ont maintenant dépassé ceux du Royaume-Uni pour atteindre 700 milliards de dollars. Davantage encore qu’ailleurs, dans l’Empire du Milieu, c’est le capital investissement (private equity) qui domine, devant l’immobilier et la dette privée.
Un avertissement est toutefois lancé par Rhodri Preece. Le capital non investi est en nette augmentation depuis cinq ans sur les marchés privés. La performance est ainsi directement liée aux flux de capitaux qui se dirigent vers le private equity. Et les investisseurs se livrent une concurrence de plus en plus acharnée pour entrer dans le capital des sociétés privées les plus intéressantes.
Si les capitaux se dirigent toujours davantage vers les marchés privés, le CFA Institute encourage les acteurs de ces derniers à augmenter leur transparence. «Evitez un nivellement vers le bas», lance Rhodri Preece. Le succès des marchés privés ne tient pas à leur plus grande souplesse réglementaire. Par ailleurs, le CFA Institute incite les caisses de pension à passer par des intermédiaires professionnels pour investir sur les marchés privés. ▅
Les investisseurs institutionnels sont attirés par les marchés privés parce que ces derniers offrent une prime d’illiquidité