En quête de justice
L’impunité des criminels de la guerre en Syrie lui reste en travers de la gorge. La magistrate tessinoise dit sa vérité dans un livre
«Trop d’Etats ont des intérêts dans ce conflit. Maintenant qu’il est sur le point de se conclure, on passe à la phase du business de la reconstruction»
Qui aurait cru que Carlina deviendrait un jour, après Heidi, la Suissesse la plus connue à l’étranger? Fille d’hôteliers, née dans un petit bled de 250 âmes surplombant Lugano, Carla Del Ponte voulait devenir médecin, ou pilote automobile (à 12 ans, elle conduisait). Mais elle a étudié le droit, à Berne et à Genève, se passionnant pour le droit pénal.
En 1975, la Tessinoise ouvre son cabinet. En 1981, elle est nommée juge d’instruction à Lugano, alors que le parquet est encore un univers masculin. Procureur général lorsqu’elle a commencé, l’avocat Paolo Bernasconi se souvient d’une jeune femme «pugnace et bosseuse, au tempérament bien trempé». «Déjà à l’époque, elle était une magistrate fonceuse, toujours engagée pour la bonne cause», se rappelle-t-il.
«Carlita la pesta»
En 1985, elle dirige le Ministère public du canton. Puis celui de la Confédération entre 1994 et 1999. Surnommée «Carlita la pesta» par le flamboyant fondateur de la Ligue des Tessinois, feu Giuliano Bignasca, elle s’est d’abord fait remarquer en enquêtant sur le blanchiment par des banques suisses d’argent lié à la mafia russe et aux cartels colombiens. Sa combativité lui a valu d’autres surnoms, tels Bulldozer et Bouledogue, et d’autres encore, moins courtois.
Petit bout de femme au cuir épais, elle a fait suer à grosses gouttes dictateurs, chefs du narcotrafic international et grands banquiers suisses. Enquêtant sur l’ex-président russe Boris Eltsine, gelant les comptes suisses de la première ministre pakistanaise Benazir Bhutto et de Raul Salinas, le frère de l’ancien président mexicain, elle a montré que la loi peut être la même pour tous. Et c’est grâce à son acharnement que, pour la première fois dans l’histoire, un ex-chef d’Etat – le Serbe Slobodan Milosevic – a été traîné devant la justice pour crimes de guerre et contre l’humanité.
En 2008, malgré son style très peu suisse, très peu diplomate, elle est nommée ambassadrice en Argentine. Là, avec Diego Maradona et l’ex-coureur automobile Carlos Reutemann, elle fait partie des VIP reçus chez la présidente Cristina Fernandez de Kirchner. La même année, le Département fédéral des affaires étrangères lui interdit de promouvoir à Milan son livre La traque, les criminels
de guerre et moi, lui garantissant un retentissant succès de librairie. L’ouvrage contenant des déclarations jugées «incompatibles avec sa fonction», on la remercie de regagner Buenos Aires au plus vite.
Flirt avec la mort
Habituée à vivre sous escorte 24h/24, Carla Del Ponte risque plusieurs fois la mort. En 1988, rendant visite à Giovanni Falcone en Sicile, assassiné en 1992 et avec qui elle a intensément collaboré, elle échappe à un attentat à la bombe. L’illustre procureur anti-mafia italien disait que «Carla [était] l’obstination faite femme». Plus tard, c’est au-dessus des plantations de coca colombiennes et dans les rues de Belgrade que son hélicoptère et sa voiture sont les cibles de tirs.
En 2011, au terme de son mandat en Argentine, alors qu’elle réintègre son logement tessinois aux fenêtres blindées et envisage de passer son temps sur le golf d’Ascona, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, la convoque à New York. Il veut qu’elle siège à la commission d’enquête de l’ONU sur les violations des droits humains en Syrie, pour «quelques mois».
Six ans d’horreurs, 5000 témoignages et 600 pages de rapports plus tard, elle démissionne avec fracas de la commission, «alibi à la communauté internationale». Son franc-parler irrite les organes officiels, certains lui reprochent une propension à mettre les pieds dans les plats avec des déclarations intempestives. Pendant le Festival du film de Locarno, sur la scène de la Piazza Grande, elle dénonce l’inertie de l’ONU et de son Conseil de sécurité pour mettre fin au conflit syrien, «la plus grande guerre par procuration».
Dans son deuxième livre qui vient de paraître en italien*, dédié à sa mère Angela, «qui lui a appris à vivre», elle décrit les atrocités commises en Syrie, dont les auteurs demeurent impunis. En tournée promotionnelle mardi dernier à Locarno – a
casa – devant 250 personnes (des dizaines de déçus ont été refoulés à l’entrée), elle a dénoncé l’absence de volonté politique pour rendre justice aux victimes de cette guerre, ce qui aiderait pourtant «à apaiser la souffrance». «Trop d’Etats ont des intérêts dans ce conflit. Maintenant qu’il est sur le point de se conclure, on passe à la phase du business de la reconstruction», a-t-elle déploré.
Divorcée deux fois – «ce qui est normal quand la femme rentre toujours plus tard», avait-elle confié à La Repubblica –, elle a un fils, journaliste, et est grand-mère. A la fin de l’année, elle entend se retirer de la vie publique, ditelle. Et après? A 71 ans, en pleine forme, jouissant d’une grande popularité auprès de l’opinion publique, qu’est-ce qui l’attend? «J’ai envie de profiter de la vie, de réduire mon handicap à 20. Peut-être écrire un autre livre. Je ne sais pas; je veux me laisser surprendre.»
* «Gli impuniti: I crimine in Siria e la mia lotta per la verità», Sperling & Kupfer, 2018.