La Fondation Michalski célèbre le roman graphique
Le roman graphique est à l’honneur à la Fondation Michalski. Commissaire d’une exposition à voir et à lire, Thierry Groensteen décrypte le genre qui a bouleversé le 9e art
Roman graphique, en ce moment à la Fondation Michalski, est une exposition à voir et à lire. Dans une scénographie élégante qui évoque les cases de la bande dessinée, avec des planches originales de maîtres comme Art Spiegelman, Chris Ware ou Jens Harder, ainsi que 200 livres en libre accès. Tous, à leur façon, participent à l’histoire d’un genre, le roman graphique, qui, pour aller très vite, puise à la fois dans la littérature et dans la bande dessinée. Discussion avec le commissaire Thierry Groensteen, historien et fondateur des Editions de l’An 2.
Un roman graphique, qu’est-ce que c’est?
Le concept est flou au point qu’à chaque tentative de définition, on trouve des contre-exemples. Mais on peut retenir un élément distinctif: la sortie de la sérialité. L’industrie de la bande dessinée fonctionnait sur le principe de la série avec un même héros qui revient, année après année. Le roman graphique rompt ce système et propose des oeuvres autosuffisantes. Comme il faut tout dire en un seul livre, le nombre de pages a enflé. De 48, on est passé à 200 ou 300 pages voire beaucoup plus. Ce qui permet des intrigues plus complexes, des temporalités plus longues, des personnages plus fouillés. Des moments contemplatifs aussi. La forme même de la narration s’est modifiée.
On considère l’Américain Will Eisner comme le père du roman graphique, avec «Un pacte avec Dieu», en 1978. Est-ce juste?
Il est le premier à avoir inscrit «A graphic novel» sur la couverture d’une bande dessinée. La première ambition de Will Eisner était de démontrer que la bande dessinée était un langage artistique à part entière. Sa seconde ambition était que son livre soit présent sur les tables des libraires à côté des nouveautés littéraires.
Ce qui n’était pas le cas pour la bande dessinée aux Etats-Unis?
Les comic books, fascicules non cartonnés, étaient vendus sur les présentoirs des drugstores. Will Eisner a réussi son coup: Un pacte avec Dieu a été présenté en librairie et chroniqué par la presse littéraire.
Le statut du 9e art était différent en Europe, non?
En Belgique, la bande dessinée fait partie du patrimoine national. La tradition de l’album cartonné, dit à la française, est une marque de cette considération qui n’existe que dans la zone francophone. Après la guerre, les magazines de Tintin et de Spirou ont dominé le marché européen. Au même moment, aux EtatsUnis, la bande dessinée n’était pas prise au sérieux par les élites. Des campagnes virulentes contre les comic books étaient lancées dans les années 1950 pour mettre en garde contre leur nocivité pour la jeunesse.
Les auteurs européens ont-ils aussi voulu s’émanciper des codes?
Bien sûr, et bien avant Will Eisner. Dès les années 1960, les quatre albums de Barbarella du Belge Eric Losfeld s’adressaient à un public adulte, dans un grand format et avec une forte pagination. Avec le recul, on considère qu’il s’agissait de romans graphiques avant la lettre. Mais l’expression manquait.
Dans l’exposition, vous intégrez aussi des romans en gravure sur bois qui datent des années… 1920!
Oui avec notamment L’idée de Frans Masereel, peintre et graphiste flamand, et les oeuvres de l’Américain Lynd Ward. Une quarantaine de romans en gravures ont été publiés entre 1919 et 1950. Quatre de ces romans viennent d’être réédités avec la mention «Romans graphiques». Il s’agit d’une récupération a posteriori. Si on avait dit à Frans Masereel qu’il faisait de la bande dessinée, il aurait été très surpris. Il réalisait des livres d’artistes qui racontaient des histoires sans texte à travers une succession de gravures.
Le roman graphique est-il accepté comme un genre littéraire aujourd’hui?
Maus, publié dans les années 1980, aux EtatsUnis, a propulsé Art Spiegelman, son auteur, au rang d’écrivain majeur de la littérature contemporaine. En Europe, c’est Persepolis de Marjane Satrapi qui va décider les maisons littéraires comme Actes Sud ou Albin Michel à publier de la bande dessinée alors qu’elle était réservée aux éditeurs spécialisés. Cette évolution est le fruit du travail d’éditeurs alternatifs francophones apparus dans les années 1990, L’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius, Atrabile, Le Frémok.
Le roman graphique a-t-il révolutionné la bande dessinée?
On n’a pas encore assez de recul pour le dire. Mais ce qui est sûr, c’est que le monde de la bande dessinée s’est transformé ces quinze dernières années. N’oublions pas qu’aux origines de la bande dessinée, au XIXe siècle, il y a un Suisse, Rodolphe Töpffer. Il parlait alors de «littérature en estampes». Dans la notice de Monsieur Jabot, il considère qu’il existe deux façons de faire de la littérature: avec des phrases ou avec une «succession de scènes présentées graphiquement». Dès l’origine, Töpffer établit clairement la bande dessinée comme une deuxième forme de littérature, à côté de la première. Il aura fallu beaucoup de temps pour s’en souvenir.
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«Des campagnes virulentes contre les «comic books» étaient lancées dans les années 1950 pour mettre en garde contre leur nocivité pour la jeunesse»
jusqu’au 6 janvier, Fondation Jan Michalski à Montricher (VD). Visite commentée le 8 décembre à 14h30. Moment famille (avec atelier, dès 7 ans), le 5 décembre de 14h à 16h. Réservation à mediation@fondation-janmichalski.ch.