Armes suisses, les raisons de la colère
La Suisse vend des armes dans le monde entier, y compris parfois à des pays peu recommandables. Mais la révolte gronde, avec un acteur inattendu à sa tête: le parlement fédéral, très conservateur
En 2017, la Suisse a exporté du matériel vers la Turquie, le Pakistan, l’Arabie saoudite, Israël et la Chine
L’industrie helvétique vend des armes dans le monde entier, à des pays pas toujours recommandables. Après un rapport du Contrôle fédéral des finances, le parlement fédéral s’est emparé du sujet
Si les Etats-unis, la Russie et la France figurent dans le trio de tête des plus gros exportateurs d’armes du monde, la Suisse occupe la 13e position de ce classement international. En 2017, elle a exporté du matériel militaire vers 64 pays à travers le monde. Si, en théorie, ces exportations de matériel de guerre sont très réglementées, il n’en va pas de même dans la pratique. On retrouve des armes helvétiques sur des théâtres d’opérations où elles n’auraient jamais dû arriver, tandis que le matériel à usage multiple – civil ou militaire – permet de se jouer des règles en vigueur. Une situation dont s’est ému un rapport récent du Contrôle fédéral des finances, puis le parlement: «Les transactions qui ne peuvent pas être autorisées depuis la Suisse peuvent tout de même se faire», soulignait notamment le rapport, par exemple «en passant par des pays intermédiaires».
Jusqu’ici, le Conseil fédéral avait la haute main sur les autorisations d’exporter ou non des armes vers tel ou tel pays. Sous la pression des industriels, il a souhaité assouplir les règles en vigueur: la décision a provoqué une levée de boucliers et la mobilisation du parlement fédéral lui-même. Le Conseil national a déjà accepté une motion de Martin Landolt (PDB), qui veut obliger les critères d’exportation de matériel de guerre à passer devant le parlement et même, si nécessaire, devant le peuple.
Le Conseil des Etats décidera ce jeudi s’il veut le suivre. Et si ce n’était pas le cas, une initiative populaire est dans les starting-blocks. Notre enquête sur le marché des armes helvétique.
Des Pilatus d’entraînement fabriqués à Nidwald qui larguent des bombes au Tchad, des grenades à main de RUAG qui explosent en Syrie, des fusils d’assaut schaffhousois qui font feu au Yémen. Le matériel de guerre helvétique fait régulièrement la une, se retrouve là où il ne devrait pas, dans les mains de combattants qui n’auraient pas dû y avoir accès. Pourquoi? «Un destinataire final non souhaité»
Pour comprendre, il faut tout d’abord s’intéresser à l’ordonnance sur le matériel de guerre, qui régit la vente d’armes à l’étranger. Selon celle-ci, une exportation «n’est pas accordée» si le pays de destination est impliqué dans un conflit armé international ou interne – disposition que l’industrie a récemment voulu modifier –, si le pays viole «systématiquement et gravement» les droits de l’homme ou encore s’il y a de «forts risques» que le matériel à exporter soit utilisé contre la population civile ou transmis à un «destinataire final non souhaité».
Les gouvernements doivent par ailleurs s’engager à ne pas réexporter le matériel reçu et à accepter un «post-shipment verification» (PSV) – la vérification ultérieure par une équipe suisse que le matériel est au complet. «Notre pays est l’un des rares à vérifier sur place ses exportations de matériel de guerre», souligne la Confédération. Chaque demande est examinée au cas par cas par l’ambassade helvétique du pays concerné, le renseignement suisse (SRC), le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), la coopération helvétique (DDC) et le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Théoriquement, la situation est donc sous contrôle.
La subjectivité des règles en place
Certaines dérogations permettent cependant une importante marge d’interprétation. Si le pays de destination viole «systématiquement et gravement» les droits de l’homme, mais que le risque que le matériel vendu serve ce dessein est considéré comme «faible», il pourra par exemple tout de même être exporté. Idem si le pays viole gravement les droits de l’homme mais pas de manière «systématique» ou s’il le fait «systématiquement» mais pas de manière «grave», les deux critères étant complémentaires. La lecture de chaque situation est donc primordiale. Or, selon un rapport du Contrôle fédéral des finances de la Confédération paru en septembre 2018, la pratique d’interprétation est «plutôt favorable» à l’économie.
Les règles en place ne semblent, de fait, pas particulièrement limiter l’industrie. En 2017, la Suisse a exporté du matériel de guerre en Turquie, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Israël ou encore en Chine, des pays qui ne sont pas particulièrement connus pour leur attachement aux droits de l’homme. Vingt-cinq pays «amis» ne nécessitent par ailleurs aucune autorisation spécifique, dont plusieurs puissances militaires comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. Et si l’administration fédérale refuse une exportation, «les transactions qui ne peuvent pas être autorisées depuis la Suisse peuvent tout de même se faire», souligne le même rapport du Contrôle fédéral des finances, ceci notamment «en passant par des pays intermédiaires». La Suisse est par ailleurs renommée pour ses «biens à double usage» (machines-outils, produits chimiques, lasers de guidage), qui peuvent être utilisés à des fins à la fois civiles et militaires et ne sont pas soumis à la loi sur le matériel de guerre, ainsi que pour ses «biens militaires spécifiques» (avions militaires d’entraînement, simulateurs), qui échappent aussi à cette loi. «La sécurité du pays est en danger»
Malgré ces conditions à première vue favorables, l’industrie de l’armement s’est plainte d’être soumise à des règles plus strictes que ses concurrents euro-
Certaines dérogations permettent une importante latitude d’interprétation
péens et, dans une lettre envoyée au Conseil fédéral en novembre 2017, a plaidé pour leur assouplissement. «La base technologique et industrielle nécessaire à la sécurité du pays est en danger», ont alerté les fabricants. Et le Conseil fédéral les a pris au mot. En juin 2018, le gouvernement a décrété qu’il serait «désormais possible d’accorder une autorisation d’exportation à un pays de destination impliqué dans un conflit armé interne». A une condition: «s’il n’y a aucune raison de penser que le matériel de guerre à exporter sera utilisé dans un conflit armé interne».
La décision soulève un tollé. La gauche, mais aussi le PBD, le PDC et une partie du PLR jugent que le gouvernement va trop loin. Le CICR déplore «un mauvais signal» qui risque «d’affaiblir la crédibilité de la Suisse en tant qu’acteur humanitaire». Le Conseil fédéral, lui, reste sur ses positions. Mais l’actualité le pousse dans les cordes: début septembre, le SonntagsBlickrévèle la présence de grenades helvétiques en Syrie. Elles auraient fait partie d’un lot livré par RUAG aux Emirats arabes unis au début des années 2000, avant d’être réexportées illégalement. Quelques jours plus tard, le très critique rapport du Contrôle fédéral des finances met en lumière les dysfonctionnements du système. Enfin, bouquet final, le parlement s’en mêle. L’assouplissement de trop
Fin septembre, le Conseil national – pourtant à majorité bourgeoise – accepte une motion de Martin Landolt (PBD) qui vise à transférer le pouvoir de fixer les critères d’autorisation d’exportation de matériel de guerre au parlement et, si nécessaire, de les soumettre au référendum. C’est un cinglant désaveu pour le Conseil fédéral, qui disposait jusque-là de la prérogative de fixer les règles en la matière. Sous pression, les sept Sages font machine arrière. «La réforme ne bénéficie plus du soutien politique nécessaire», concède le gouvernement fin octobre.
Trop tard cependant pour arrêter le mouvement. Après la Chambre basse, le Conseil des Etats examinera la motion Landolt ce jeudi. Et si elle est refusée, prévient Martin Landolt, une initiative «de rectification» est sur les rails. Lancée par la «Coalition contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile», elle a déjà réuni 50000 personnes disposées à récolter quatre signatures chacune.
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