Vous avez dit religion?
Les Irlandais du Nord ont voté à 56% contre le Brexit. Ils sont représentés à la Chambre des communes du Royaume-Uni par dix députés du Parti unioniste démocrate (DUP), protestant pro-Brexit, et sept députés du Sinn Féin catholique, nationaliste et pro-européen. Les dix députés du DUP, qui ne représentent pas l’opinion majoritaire du 1,8 million d’habitants de l’Ulster à propos du Brexit, ont l’avantage momentané de tenir en main le sort de Theresa May: sans eux, la première ministre n’a plus la majorité à Westminster. Gonflés de leur importance temporaire, ils se préparent à voter sur le premier accord qu’elle a réussi à passer avec l’Union européenne. Monnaieront-ils un oui en échange de faveurs ultérieures? Ou s’y opposeront-ils, en unionistes jusqu’au-boutistes indifférents au risque d’une révolte en Ulster? Ils détestent en tout cas le principe d’un «statut spécial» qu’aurait l’Irlande du Nord au sein du Royaume et de l’UE, solution durement négociée entre Londres et Bruxelles pour maintenir les flux économiques.
Il y avait 19 murs entre quartiers catholiques et quartiers protestants à Belfast quand a été signée la réconciliation, en 1998. Il y en a 99 aujourd’hui, nommés «murs de la paix». Barricades plutôt que murs, construites de bric et de broc et dûment décorées, n’empêchant pas le passage des épluchures, des pierres ou des canettes de bière d’un côté à l’autre mais délimitant matériellement des périmètres d’identités. En réalité, la religion est pour peu dans l’affaire. Les protestants rêvent de Londres et de la reine. Les catholiques rêvent de Dublin et de la république. Il ne s’agit pas entre eux de l’interprétation du corps du Christ mais de l’interprétation de l’histoire et de la géographie. Comme le dit un bon connaisseur de la scène irlandaise, plutôt que de parler de «protestants» et de «catholiques», il faudrait dire pour les premiers: «descendants unionistes de colons britanniques, de religion protestante et jouant au hockey», et pour les seconds: «descendants nationalistes d’autochtones irlandais, de religion catholique jouant au foot gaélique». Une génération après l’armistice du Vendredi-Saint, les Irlandais sont toujours des descendants, hommes et femmes pliés sous le poids d’une longue chaîne d’événements non pardonnés.
Aux élections législatives irlandaises de 2016, les unionistes dominaient le parlement, comme toujours depuis la dévolution. Mais c’était la dernière fois. Aux élections anticipées de 2017, convoquées après le référendum contre l’UE du fait d’une crise locale, ils ont perdu leur majorité historique, les catholiques supportant mal la perspective d’être coupés du Sud et de l’UE par la gestion sectaire et chaotique de la séparation. Le Brexit, qui chahute l’unité du Royaume, défait aussi l’Ulster de l’intérieur.
Les catholiques ont le temps pour eux. Il est probable que, d’ici à la fin de la prochaine décennie, ils seront démographiquement plus nombreux. Dans les six comtés de l’Ulster, la population protestante est vieillissante, beaucoup de jeunes gens s’en vont à Londres, en Ecosse ou dans l’Union européenne et ne reviennent pas. La population catholique au contraire est jeune, active et dynamique, entraînée par l’optimisme qui règne au Sud depuis que la République est devenue membre de l’UE. La puissante Belfast des débuts du XXe siècle, la plus grande ville d’Irlande avant la partition de l’île en 1921, fait peine à voir aujourd’hui, comparé à Dublin. Les territoires de la prospérité se sont inversés. Les paysans pauvres du Sud enrégimentés dans les usines du Nord pendant la révolution industrielle sont devenus les champions et les gagnants de l’économie de service. Il se trouve qu’ils sont catholiques. L’Irlande et le Royaume-Uni ont adhéré aux Communautés européennes en même temps, en 1973. Mais ce que l’Irlande du Sud a gagné de son adhésion a été redistribué mieux que ne l’ont été les gains britanniques au sein du Royaume. Belfast n’a pas eu les coudées aussi franches que Dublin. La vénération de la Couronne a moins rapporté que la vénération de la République. Vous avez dit religion?
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