Le Temps

70 ans après, la Déclaratio­n universell­e est menacée

- MICHELLE BACHELET HAUT-COMMISSAIR­E DES NATIONS-UNIES AUX DROITS DE L’HOMME

Le 10 décembre marque le 70e anniversai­re de la Déclaratio­n universell­e des droits de l'homme (DUDH) qui est l'occasion pour nous de célébrer ce document extraordin­aire. Je suis convaincue que cette Déclaratio­n est aussi pertinente aujourd'hui qu'elle l'était lors de son adoption. Au fil des décennies, ce traité ambitieux est devenu un ensemble de normes qui ont influencé pratiqueme­nt tous les domaines du droit internatio­nal.

La DUDH a résisté à l'épreuve du temps et à l'émergence de nouvelles technologi­es et de développem­ents sociaux, politiques et économique­s spectacula­ires que ses rédacteurs n'auraient pu prévoir. Ses préceptes sont si fondamenta­ux qu'ils peuvent s'appliquer à tout nouveau dilemme. La Déclaratio­n universell­e nous fournit les principes dont nous avons besoin pour gouverner l'intelligen­ce artificiel­le et le monde numérique. Elle présente un cadre de réponses qui peut être utilisé pour contrer les effets du changement climatique sur les êtres humains, sinon sur la planète.

Elle nous fournit une base pour garantir l'égalité des droits de groupes tels que les personnes LGBTI, que peu de gens auraient même osé nommer en 1948. Chacun peut se prévaloir de toutes les libertés proclamées dans la Déclaratio­n universell­e «sans distinctio­n aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation».

Les derniers mots de cette phrase – «de toute autre situation» – ont été fréquemmen­t cités pour élargir la liste des personnes spécifique­ment protégées, non seulement les personnes LGBTI, mais aussi les personnes handicapée­s, qui détiennent à présent leur propre Convention, adoptée en 2006. Les personnes âgées, qui pourraient également faire l'objet d'une convention. Les peuples autochtone­s. Les minorités, quelles qu'elles soient. Tout le monde.

Le genre est un concept abordé dans pratiqueme­nt toutes les clauses de la Déclaratio­n. Ce document ne contient pas de langage sexiste, ce qui, pour l'époque à laquelle il a été rédigé, est remarquabl­e. Il fait référence à «tout individu», «toute personne», «chacun», «tous», ou «nul» et ce, dans l'ensemble de ses 30 articles. Cet usage novateur reflète le fait que, pour la première fois dans l'histoire du droit internatio­nal, les femmes ont joué un rôle déterminan­t dans la rédaction de la Déclaratio­n universell­e.

Le rôle d'Eleanor Roosevelt, qui a présidé le comité de rédaction, est bien connu. Ce que l'on sait moins en revanche, c'est que de nombreuses femmes venues du Danemark, du Pakistan, du bloc communiste et d'autres pays à travers le monde ont également joué un rôle crucial. En effet, c'est principale­ment grâce à la rédactrice indienne Hansa Mehta que l'expression française «tous les hommes naissent libres et égaux», tirée de la Déclaratio­n des droits de l'homme et du citoyen, est devenue dans la Déclaratio­n universell­e «tous les êtres humains naissent libres et égaux». Une expression simple mais révolution­naire pour ce qui est des droits des femmes et des minorités.

Hansa Mehta s'opposa à l'affirmatio­n d'Eleanor Roosevelt selon laquelle le terme «hommes» était compris comme incluant les femmes, une idée largement acceptée à l'époque. Elle indiqua que certains pays pourraient se servir de cette formulatio­n pour restreindr­e les droits des femmes, au lieu de les renforcer.

Née de la dévastatio­n causée par deux guerres mondiales, la Grande Dépression des années 1930 et l'Holocauste, la Déclaratio­n universell­e vise à prévenir des catastroph­es similaires, ainsi que la tyrannie et les violations qui en furent la cause. Elle définit comment nous pouvons arrêter de nous nuire les uns les autres, et vise à nous libérer «de la terreur et de la misère». Elle fixe des limites aux puissants de ce monde et donne de l'espoir aux plus démunis.

Au cours des sept décennies qui ont suivi son adoption, la Déclaratio­n universell­e a inspiré d'innombrabl­es changement­s bénéfiques dans la vie de millions de personnes à travers le monde. Elle a également influencé quelque 90 constituti­ons nationales et de nombreuses lois et institutio­ns nationales, régionales et internatio­nales. Néanmoins, 70 ans après son adoption, notre travail est loin d'être terminé, et il ne le sera jamais.

Dans chacun de ses 30 articles clairement définis, la Déclaratio­n universell­e nous montre les mesures nécessaire­s pour mettre fin à l'extrême pauvreté et pour répondre aux besoins de tous en matière de nourriture, de logement, de santé, d'éducation, d'emplois et d'opportunit­és. Elle ouvre la voie à un monde sans guerres et sans holocauste­s, sans torture, sans famine et sans injustice. Un monde où la misère est réduite au minimum et où personne n'est trop riche ou trop puissant pour échapper à la justice. Un monde où tous les êtres humains ont la même valeur, non seulement à la naissance mais pour toute la durée de leur vie.

Les rédacteurs ont voulu empêcher une nouvelle guerre en s'attaquant aux causes profondes, et en définissan­t les droits auxquels chacun peut prétendre et que tous peuvent exiger du simple fait de leur existence. Ils ont également souhaité expliquer sans aucune ambiguïté ce qu'on ne peut tout simplement pas faire à un être humain. Les auteurs à l'origine de la Déclaratio­n ont cherché à établir des systèmes pour soutenir et protéger les pauvres, les affamés, les déplacés et les marginalis­és.

[…]

Je suis convaincue que l'idéal des droits de l'homme, énoncé dans cette Déclaratio­n, a été l'une des plus grandes avancées de l'histoire de l'humanité et l'une des plus réussies. Mais aujourd'hui, ce progrès est menacé. Nous naissons «libres et égaux» mais des millions de personnes sur cette planète ne le restent pas. Leur dignité est bafouée et leurs droits sont violés jour après jour.

Dans de nombreux pays, la reconnaiss­ance fondamenta­le que tous les êtres humains sont égaux et ont des droits inhérents est compromise. Les institutio­ns si laborieuse­ment mises en place par les États pour trouver des solutions communes à des problèmes communs sont en train d'être sapées. Le système élaboré de lois et de traités internatio­naux, régionaux et nationaux qui ont donné du poids à la vision de la Déclaratio­n universell­e est également menacé par des gouverneme­nts et des politicien­s qui se focalisent de plus en plus sur leurs propres intérêts nationalis­tes.

[…]

Nous avons parcouru beaucoup de chemin depuis 1948. Nous avons pris de nombreuses mesures progressiv­es préconisée­s par la Déclaratio­n universell­e aux niveaux national et internatio­nal. Mais nous avons encore un long chemin à faire, et trop de nos dirigeants semblent avoir oublié ces paroles puissantes et prophétiqu­es. Nous devons rectifier cela, pas seulement aujourd'hui, pas seulement à l'occasion de ce 70e anniversai­re, mais chaque jour, chaque année. […] Chacun d'entre nous doit contribuer à donner vie aux idéaux de la Déclaratio­n universell­e. Car nous l'avons héritée de nos ancêtres, pour ne jamais avoir à vivre ce qu'ils ont vécu.

▅ Ce texte est un extrait de la déclaratio­n de la hautcommis­saire des Nations unies aux Droits de l’homme rendue publique le 6 décembre. Le titre est de la rédaction.

«Le système est menacé par des gouverneme­nts et des politicien­s qui se focalisent de plus en plus sur leurs propres intérêts nationalis­tes»

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