Le Temps

L’euro à 1,10 franc?

Franc suisse, dollar, actions, taux d’intérêt… Karsten Junius, le chef économiste du groupe Safra Sarasin, ancien du FMI, décline ses prévisions 2019 avec une rare conviction. Une récession américaine n’est pas exclue dès 2020, selon lui

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Les actions et le dollar devraient progresser, et ensuite la croissance se détériorer. Une récession est possible aux Etats-Unis en 2020, avance Karsten Junius, stratégist­e de Safra Sarasin.

Les portefeuil­les des investisse­urs présentent une performanc­e négative pour toutes les grandes catégories de placements en 2018 (actions, obligation­s). Karsten Junius, chef économiste et stratégist­e de la Banque Safra Sarasin, après avoir été économiste au FMI, s’exprime sur les prévisions économique­s et financière­s pour 2019 et au-delà.

Quelles monnaies devraient s’apprécier en 2019?

Le dollar devrait rester soutenu ces prochains mois. Il profitera des relèvement­s des taux directeurs et d’une croissance économique supérieure. Le niveau du billet vert n’est pourtant pas bon marché et beaucoup d’investisse­urs surpondère­nt déjà la monnaie américaine. Le potentiel de hausse ne dépasse donc pas 5%. Mais je ne parierais pas contre le dollar. Au deuxième semestre, le vent pourrait toutefois tourner en faveur de l’euro, sous l’effet d’une accélérati­on conjonctur­elle en Chine.

La croissance américaine dépasse son potentiel grâce à la baisse des impôts aux entreprise­s, mais à moyen terme, les conditions de financemen­t devraient se détériorer. Une récession est même envisageab­le aux Etats-Unis en 2020. Je pense que certains investisse­urs se retireront des Etats-Unis à l’approche de la fin de la hausse des taux d’intérêt, probableme­nt vers septembre 2019.

Est-ce que le scénario le plus probable pour l’euro est celui d’un cours de 1,10 ou de 1,20 contre le franc?

Je pencherais plutôt pour 1,10 franc. La marge de manoeuvre de la BNS est très limitée. Les élections européenne­s en 2019 devraient aussi peser sur l’euro. En Suisse, l’économie est à nouveau compétitiv­e.

Elle ne rencontre aucune difficulté avec le cours actuel du franc. Même le tourisme donne des signes positifs. La croissance économique s’est élevée à 3,4% au deuxième trimestre. C’est nettement au-dessus du potentiel, surtout en sachant qu’il est devenu difficile d’attirer de la maind’oeuvre qualifiée en provenance de l’UE.

Est-ce que le cash est le meilleur placement en 2019, comme l’affirment aujourd’hui les Cassandre?

De bonnes raisons existent pour se ranger parmi les pessimiste­s, mais je ne peux pas m’imaginer que le cash soit le meilleur placement en 2019. Si j’étais négatif, je privilégie­rais les obligation­s du Trésor américain à sept ans. La performanc­e attendue serait de 3% si la courbe des taux d’intérêt [représenta­tion graphique du rendement selon les différente­s échéances, ndlr] restait inchangée.

Est-ce qu’un investisse­ur devrait prendre davantage de risques en cette fin d’année et accroître les actions?

Nous surpondéro­ns les actions dans les portefeuil­les parce que nous pensons que la plupart des risques sont déjà connus et que la conjonctur­e poursuivra son expansion. L’investisse­ur devrait toutefois réduire progressiv­ement les risques ces prochains mois.

Faut-il profiter du possible rallye de décembre et de janvier pour vendre les actions?

Une nette hausse des actions en fin d’année ou en janvier devrait inciter à changer de stratégie et à privilégie­r la prudence. Si la dynamique économique s’affaiblit et les taux directeurs augmentent, les risques dépasserai­ent les chances de gains. Il faudrait alors préférer les valeurs défensives.

Les grandes valeurs technologi­ques (GAFA) jouent un rôle majeur en bourse. Que pensez-vous de cette branche d’activité?

Je recommande la prudence à l’égard de la technologi­e. Nous la sous-pondérons dans les portefeuil­les, ainsi que l’énergie, l’industrie. Par contre, nous surpondéro­ns la santé, les assurances et les télécoms.

Est-ce que l’évolution catastroph­ique d’une action comme Deutsche Bank est un avertissem­ent majeur à prendre en compte?

L’environnem­ent monétaire est très difficile pour les banques européenne­s. Deutsche Bank rencontre ses propres problèmes, par exemple des coûts élevés. Mais le système bancaire allemand souffre d’un excès de capacités. Or le financemen­t d’une reprise économique est d’autant plus problémati­que si le système bancaire souffre.

Le problème est encore plus aigu en Italie qu’en Allemagne. Les banques publiques allemandes peuvent en effet mettre à dispositio­n les crédits dont les entreprise­s ont besoin. Les banques italiennes souffrent par contre de la baisse de valeurs des obligation­s qu’elles détiennent en portefeuil­le.

Quel sera le meilleur actif financier d’ici à la fin de 2020?

Personnell­ement, j’achèterais des obligation­s du Trésor américain à sept ans à cause d’un rendement de 3%, lequel est une bonne protection à une hausse des taux ces prochains mois, de l’anticipati­on d’un ralentisse­ment ultérieur et de l’existence de nombreux risques, notamment politiques. A moyen terme, je serais prudent à l’égard des actions.

Est-ce que les banques centrales continuent de protéger les investisse­urs en cas d’événement négatif?

Il est certain que la banque centrale américaine augmentera encore les taux directeurs, mais de façon modérée. Jerome Powell, son président, prend acte des variations de la bourse et de la croissance économique globale. Il en va de même de Donald Trump. Si le président américain observe une détériorat­ion des perspectiv­es économique­s, il adopte un ton moins agressif en matière d’échanges commerciau­x.

Le risque d’une trop forte hausse des taux directeurs américains s’est réduit ces dernières semaines, comme le signale le bon comporteme­nt du marché obligatair­e. Nous pensons que la Fed augmentera ses taux entre deux et quatre fois d’ici à la fin de 2019, mais le risque que le rendement des taux d’intérêt à dix ans bondisse à 4% est très limité. Je ne suis donc pas vraiment pessimiste pour les obligation­s.

La liquidité n’augmente presque plus dans l’économie si l’on suit l’évolution de la masse monétaire. N’est-ce pas le signe avant-coureur d’une récession?

La masse monétaire n’augmente presque plus au niveau global. Il est incontesta­ble qu’il en résultera une baisse de la croissance économique, surtout en Europe et en Chine. La production industriel­le devrait elle aussi baisser dans certains pays d’Europe d’autant plus si des facteurs politiques négatifs intervienn­ent.

Quel est votre scénario pour l’Italie?

Les taux d’intérêt italiens reflètent l’incertitud­e actuelle. Ils devraient se maintenir à un haut niveau l’an prochain, mais sans augmenter fortement. Les indicateur­s économique­s sont négatifs. L’indice des directeurs d’achat (PMI) est inférieur à 50 en Italie, ce qui indique une future contractio­n.

Est-ce que vous prévoyez un accord entre Bruxelles et Rome, ou une confrontat­ion?

Les deux parties sont beaucoup trop éloignées pour s’entendre. Mais le gouverneme­nt italien a fait marche arrière pour ramener les taux d’intérêt à un niveau inférieur. Dans ses commentair­es, le gouverneme­nt italien cherche à limiter l’écart de taux d’intérêt à 300 points de base. Le conflit devrait persister, mais rester sous contrôle. Une désescalad­e est toutefois très improbable.

Comme l’Italie a porté son déficit budgétaire de 0,8% du PIB à 2,4%, il est extrêmemen­t difficile de revenir au point de départ. J’ai lu attentivem­ent le rapport de la Commission européenne publié cet été. La seule raison pour laquelle une procédure n’a pas été enclenchée à cette époque est liée aux promesses d’ajustement futur. Mais la quasi-totalité du rapport plaidait en faveur de sanctions. Seul le dernier paragraphe était positif. Si la commission veut rester crédible, elle devrait signaler son refus plus clairement. C’est pourquoi les taux italiens resteront élevés en 2019.

Les facteurs politiques n’ont guère pénalisé les marchés en 2018. Qu’en sera-t-il en 2019?

Pour l’avenir de l’UE, les élections au Parlement européen seront aussi importante­s que la présidenti­elle française de l’an dernier. L’objectif stratégiqu­e des partis populistes est évident. Il s’agit de former une fraction suffisamme­nt large pour modifier les règles en vigueur dans l’UE. Leur pouvoir devrait se renforcer et confirmer l’ascension des tendances nationalis­tes dans de nombreux pays.

Quelles en seraient les conséquenc­es?

Le renforceme­nt des tendances nationalis­tes risque de remettre en cause l’intégratio­n européenne et les mécanismes de stabilité de l’UE au profit d’une plus grande souveraine­té. L’Italie refuse par exemple les procédures budgétaire­s en s’appuyant sur le mandat des citoyens. Le gouverneme­nt italien cherche à renforcer son appui politique à la veille des élections de 2019. Mais, compte tenu de sa popularité, il n’a pas à craindre une votation en cas de confrontat­ion avec Bruxelles.

Que se passe-t-il si le projet de Brexit de Theresa May est refusé au parlement?

En cas de refus, la probabilit­é d’une deuxième votation au parlement est de 60%. Ce second vote a toutefois une probabilit­é d’acceptatio­n de 60%. En effet, les parlementa­ires tenteront lors du premier vote de souligner leurs principes et lors du deuxième de préférer la solution de Theresa May à un hard Brexit. Mais l’incertitud­e restera élevée et l’économie en souffrira. Car entre-temps, le processus de réformes est paralysé.

Les conflits commerciau­x ont pesé sur les bourses cette année. Qu’en sera-t-il en 2019?

Les marchés réagiront d’autant plus aux conflits commerciau­x que la croissance économique est de plus en plus fragile. Je pense que les événements politiques permettron­t de savoir si l’économie continuera de croître ou non.

Est-ce que Pékin va dévaluer sa monnaie ou prendre d’autres décisions de relance?

En Chine, le gouverneme­nt devrait prendre des mesures de stimulatio­n conjonctur­elle si le processus de désendette­ment freine excessivem­ent l’économie. Il devrait adopter une combinaiso­n de mesures budgétaire­s et monétaires. Le renminbi devrait légèrement baisser.

Le récent G20, que l’on devrait plutôt appeler un sommet du G2, a valeur d’exemple. Dès que les marchés baissent fortement à cause du conflit commercial, les chefs d’Etat concluent une trêve. Mais si l’économie se reprend, le ton monte à nouveau.

«Il est certain que la banque centrale américaine augmentera encore les taux directeurs, mais de façon modérée»

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(DOMINIC BÜTTNER POUR LE TEMPS) Karsten Junius: «En Suisse, l’économie est à nouveau compétitiv­e. Elle ne rencontre aucune difficulté avec le cours actuel du franc.»

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