Le Temps

CRS = SS, cinquante ans après…

- RICHARD WERLY @LTwerly

HEXAGONE EXPRESS

Mai 1968 fut, avec le recul, une stupéfiant­e «révolution». D'abord parce qu'elle parvint, en trois semaines de revendicat­ions utopiques et d'émeutes parisienne­s, à fissurer pour de bon la statue du commandeur de De Gaulle. Ensuite, parce qu'elle ouvrit le chemin des commandes de la France à une génération pressée de remplacer celle de la Libération.

Mais il y eut, les historiens l’ont beaucoup écrit, un visage bien plus sombre du «joli mois de mai», fait de violences, de peurs, de bastonnade­s, d’occupation­s d’université­s et de moments où l’Etat faillit bien vaciller. Le slogan «CRS = SS» s'installa dans le paysage de la contestati­on hexagonale. Autour d'une idée simple: la police, en France, méprise à la fois la jeunesse et le peuple. La bourgeoisi­e et les classes dirigeante­s, comme hier la monarchie ou l'Empire, auront toujours à leur dispositio­n des flics zélés pour faire taire les rebelles.

Ce refrain «CRS = SS» n’a pas été repris depuis le début de la crise des «gilets jaunes». Je ne l'ai pas entendu ni vu graffité sur les murs. Mais la logorrhée d'opposition que cristallis­e la loi anti-casseurs, votée mardi par les députés en première lecture, s'en approche à grand pas. La police et ses lanceurs de balles de défense, les fameux LBD achetés en Suisse, sont présentés comme un ennemi de classe.

Les policiers en civil qui accompagne­nt les troupes chargées du maintien de l’ordre sont désignés comme des «racailles» parce qu’ils portent blousons et cagoules. Des théories – impossible pour nous de les vérifier – circulent même sur la «stratégie du chaos» attribuée à Emmanuel Macron et à son ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner.

Les forces de l’ordre, en clair, sont soupçonnée­s d’attiser les violences et de tendre aux «gilets jaunes» le piège des incivilité­s pour mieux arrêter leurs leaders ou interdire leurs futures manifestat­ions avec cette nouvelle loi. J'ai même entendu dire par un député de La France insoumise (gauche radicale) que «le saccage de l'Arc de triomphe» le 1er décembre par des casseurs et des «gilets jaunes» fanatisés était en réalité une «manipulati­on».

Même s’ils ne sont plus comparés aux SS, les CRS et leurs supplétifs des BAC (les brigades anti-criminalit­é, plus habituées à casser du caïd de banlieue qu’à mater des émeutiers) sont toujours accusés de semer la terreur. La litanie de blessures est montrée à l'appui. Car il est vrai que, depuis novembre, la police ne s'est pas privée de bastonner.

Cette hystérisat­ion du débat sécuritair­e m’a fait replonger dans les archives. Ainsi, Emmanuel Macron voudrait étrangler les libertés et asservir le peuple (bon et pacifique). Mais pourquoi, alors, ces accusation­s en tous points similaires à celles formulées, voici cinquante ans, contre le général de Gaulle, qualifié de «dictateur»? Et pourquoi, lors des manifestat­ions étudiantes de 1986, ces charges de nouveau identiques contre Charles Pasqua, dont les commandos de gendarmes à moto furent responsabl­es de la mort de l'étudiant Malik Oussekine… et de la naissance consécutiv­e de SOS Racisme, instrument­alisé par François Mitterrand?

On pense aussi, en 2010, aux levées de boucliers contre la fermeté policière affichée par Nicolas Sarkozy, alors président. Argument identique à chaque fois: les libertés sont menacées; la violence de l'Etat n'est plus proportion­nelle; le maintien de l'ordre cache la police politique.

J’ai donc repris, sur Mai 68, le fil des événements. Et j'ai vite buté sur la personnali­té d'un homme à qui la France doit beaucoup pour le retour au calme après ce printemps de toutes les déchirures: Maurice Grimaud, le préfet de police de Paris. Il a écrit un livre, En mai, fais ce qu’il te plaît, incontourn­able pour comprendre le dessous des cartes. Ce haut fonctionna­ire sut imposer sa volonté dans les deux camps: chez les ultras du gaullisme version barbouze-matraque et chez les étudiants révoltés, en lutte avec les «Katangais», les «black blocs» d'avant-hier.

Les hommes de bonne volonté peuvent, dans le tumulte des révolution­s, faire la différence. C'est sur eux que reposent la survivance de l'Etat républicai­n et la défense de l'intérêt public, quels que soient les textes législatif­s. L'occupation allemande et Vichy l'avaient montré avant.

Le projet de loi anti-casseurs n’impose pas d’être seulement vigilant sur le plan du droit et des libertés. Ce que fera sans doute le Conseil constituti­onnel lorsqu'il sera saisi. Il doit conduire les responsabl­es gouverneme­ntaux et les policiers français à se poser une question individuel­le en plein «grand débat national»: qu'aurait fait Maurice Grimaud, le Père fouettard de mai 1968, face aux «gilets jaunes»?

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