CRS = SS, cinquante ans après…
HEXAGONE EXPRESS
Mai 1968 fut, avec le recul, une stupéfiante «révolution». D'abord parce qu'elle parvint, en trois semaines de revendications utopiques et d'émeutes parisiennes, à fissurer pour de bon la statue du commandeur de De Gaulle. Ensuite, parce qu'elle ouvrit le chemin des commandes de la France à une génération pressée de remplacer celle de la Libération.
Mais il y eut, les historiens l’ont beaucoup écrit, un visage bien plus sombre du «joli mois de mai», fait de violences, de peurs, de bastonnades, d’occupations d’universités et de moments où l’Etat faillit bien vaciller. Le slogan «CRS = SS» s'installa dans le paysage de la contestation hexagonale. Autour d'une idée simple: la police, en France, méprise à la fois la jeunesse et le peuple. La bourgeoisie et les classes dirigeantes, comme hier la monarchie ou l'Empire, auront toujours à leur disposition des flics zélés pour faire taire les rebelles.
Ce refrain «CRS = SS» n’a pas été repris depuis le début de la crise des «gilets jaunes». Je ne l'ai pas entendu ni vu graffité sur les murs. Mais la logorrhée d'opposition que cristallise la loi anti-casseurs, votée mardi par les députés en première lecture, s'en approche à grand pas. La police et ses lanceurs de balles de défense, les fameux LBD achetés en Suisse, sont présentés comme un ennemi de classe.
Les policiers en civil qui accompagnent les troupes chargées du maintien de l’ordre sont désignés comme des «racailles» parce qu’ils portent blousons et cagoules. Des théories – impossible pour nous de les vérifier – circulent même sur la «stratégie du chaos» attribuée à Emmanuel Macron et à son ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner.
Les forces de l’ordre, en clair, sont soupçonnées d’attiser les violences et de tendre aux «gilets jaunes» le piège des incivilités pour mieux arrêter leurs leaders ou interdire leurs futures manifestations avec cette nouvelle loi. J'ai même entendu dire par un député de La France insoumise (gauche radicale) que «le saccage de l'Arc de triomphe» le 1er décembre par des casseurs et des «gilets jaunes» fanatisés était en réalité une «manipulation».
Même s’ils ne sont plus comparés aux SS, les CRS et leurs supplétifs des BAC (les brigades anti-criminalité, plus habituées à casser du caïd de banlieue qu’à mater des émeutiers) sont toujours accusés de semer la terreur. La litanie de blessures est montrée à l'appui. Car il est vrai que, depuis novembre, la police ne s'est pas privée de bastonner.
Cette hystérisation du débat sécuritaire m’a fait replonger dans les archives. Ainsi, Emmanuel Macron voudrait étrangler les libertés et asservir le peuple (bon et pacifique). Mais pourquoi, alors, ces accusations en tous points similaires à celles formulées, voici cinquante ans, contre le général de Gaulle, qualifié de «dictateur»? Et pourquoi, lors des manifestations étudiantes de 1986, ces charges de nouveau identiques contre Charles Pasqua, dont les commandos de gendarmes à moto furent responsables de la mort de l'étudiant Malik Oussekine… et de la naissance consécutive de SOS Racisme, instrumentalisé par François Mitterrand?
On pense aussi, en 2010, aux levées de boucliers contre la fermeté policière affichée par Nicolas Sarkozy, alors président. Argument identique à chaque fois: les libertés sont menacées; la violence de l'Etat n'est plus proportionnelle; le maintien de l'ordre cache la police politique.
J’ai donc repris, sur Mai 68, le fil des événements. Et j'ai vite buté sur la personnalité d'un homme à qui la France doit beaucoup pour le retour au calme après ce printemps de toutes les déchirures: Maurice Grimaud, le préfet de police de Paris. Il a écrit un livre, En mai, fais ce qu’il te plaît, incontournable pour comprendre le dessous des cartes. Ce haut fonctionnaire sut imposer sa volonté dans les deux camps: chez les ultras du gaullisme version barbouze-matraque et chez les étudiants révoltés, en lutte avec les «Katangais», les «black blocs» d'avant-hier.
Les hommes de bonne volonté peuvent, dans le tumulte des révolutions, faire la différence. C'est sur eux que reposent la survivance de l'Etat républicain et la défense de l'intérêt public, quels que soient les textes législatifs. L'occupation allemande et Vichy l'avaient montré avant.
Le projet de loi anti-casseurs n’impose pas d’être seulement vigilant sur le plan du droit et des libertés. Ce que fera sans doute le Conseil constitutionnel lorsqu'il sera saisi. Il doit conduire les responsables gouvernementaux et les policiers français à se poser une question individuelle en plein «grand débat national»: qu'aurait fait Maurice Grimaud, le Père fouettard de mai 1968, face aux «gilets jaunes»?
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