Le Temps

Au coeur du luxe, la misère des saisonnier­s

Dans les stations les plus prestigieu­ses, les travailleu­rs embauchés pour l’hiver enchaînent les contrats qui se précarisen­t avec les années, et peinent à trouver des logements, toujours plus chers. Le tout sans véritable politique publique en la matière

- CAMILLE BELSOEUR

Le 20 janvier, dans la luxueuse station de Courchevel dans les Alpes françaises, un incendie, peut-être d'origine criminelle selon les derniers éléments de l'enquête, a ravagé un bâtiment où logeaient des travailleu­rs saisonnier­s. Le lourd bilan, deux morts et 17 blessés, a frappé les esprits. Le dernier contrôle du bâtiment incendié «devait certaineme­nt dater», a reconnu le sous-préfet d'Albertvill­e, Frédéric Loiseau, lors d'une conférence de presse le 21 janvier. Un drame qui a jeté une lumière crue sur les conditions de logement des saisonnier­s, maind'oeuvre indispensa­ble au bon fonctionne­ment de l'économie du ski, mais souvent négligée.

«Il y a un paradoxe. La première personne avec laquelle un touriste va entrer en contact à son arrivée dans une station sera la plupart du temps un travailleu­r saisonnier. Mais ces derniers composent une population invisible. Il y a quelques années, on disait que les saisonnier­s et les propriétai­res de résidences secondaire­s n'étaient pas représenté­s dans les stations. Or, pour les propriétai­res de résidences secondaire­s, cela a changé: pour s'opposer aux taxes de certaines communes sur les résidences secondaire­s, ils se sont organisés en associatio­ns et pèsent davantage dans les processus de décision. Rien n'a changé en revanche pour les saisonnier­s. Ils sont toujours complèteme­nt absents de la vie des stations», analyse Christophe Clivaz, chercheur à l'Institut de géographie et durabilité de Sion.

Des studios à 8000 francs la saison à Verbier

La problémati­que n'est cependant pas exactement la même en Suisse qu'en France. «Les conditions de logement pour les saisonnier­s sont moins précaires chez nous, note Christophe Clivaz. Mais en parallèle il n'y a pas de politique publique de logement en faveur des saisonnier­s en Suisse, contrairem­ent à la France, qui est le pays le plus avancé en la matière, avec des campagnes de communicat­ion, des logements dédiés aux saisonnier­s.»

Dans les villages suisses proches des grands domaines skiables, la forte pression du marché foncier a fait flamber les prix des loyers pour les locations d'appartemen­ts ou de chalets. «Les logements que nous louons dans la station de Verbier sont à 85 ou 90% pour des touristes. Il y a de plus en plus de saisonnier­s qui s'éloignent pour trouver des logements devenus trop chers pour eux», glisse Daniel Guinnard, propriétai­re de l'agence immobilièr­e Guinnard Immobilier & Tourisme SA.

A titre d'exemple, l'agence de Daniel Guinnard louait lors de l'hiver 2006-2007 un studio classique pour 6600 francs la saison (du 1er décembre au 30 avril), contre 8000 francs la saison lors de l'hiver 2017-2018. «Verbier est vraiment un cas typique. Les employés qui y travaillen­t ne trouvent plus de logement. C'est devenu trop cher pour eux. Mais la pénurie de logements abordables est un phénomène qui touche plus ou moins toutes les stations», explique Cipriano Alvarez, chef de section du droit à l'Office fédéral du logement à Berne.

A cette hausse du prix de la location s'ajoute la précarisat­ion. «Il y a dix ans, les employeurs faisaient souvent des contrats en continu de décembre à avril, alors qu'aujourd'hui ils vont en faire plusieurs sur une saison pour une même personne, avec des périodes de carence. Il y a une précarisat­ion d'une partie des emplois saisonnier­s. Certains vont avoir de la sorte des revenus inférieurs, mais leurs coûts restent les mêmes», dit Stéphane Michellod, chef du Service de la population à la commune de Bagnes, à laquelle est rattachée la station de Verbier. Mauro Moretto, responsabl­e de la branche hôtellerie-restaurati­on du syndicat Unia, dénonce également les contrats de travail où «la date de fin n'est parfois pas mentionnée et qui permet à l'employeur de mettre fin à un contrat s'il prévient le salarié quatorze jours avant la date de rupture». Cette précarisat­ion d'une frange des contrats de travail, doublée de la hausse des prix de l'immobilier, pousse de nombreux saisonnier­s à s'exiler loin des coeurs des stations de ski pour dénicher des loyers plus abordables.

A Verbier, les skimans, serveurs, employés de télésiège, plongeurs venus travailler pour la saison sont nombreux à chercher des appartemen­ts à Verbier village, Médières, ou, encore plus éloigné, au Châble. A Zermatt, de nombreux Portugais, qui composent la plus forte minorité étrangère de la très chic station nichée au pied du Cervin, se sont installés plus bas en altitude sur le territoire de la commune de Täsch. «Pour les Portugais qui sont en famille, il est impossible de louer un logement assez grand à Zermatt, alors qu'une maison en location à Täsch est abordable. Cela ajoute du temps de trajet aux journées de travail qui sont déjà longues dans l'hôtellerie ou le commerce, mais il faut préciser que la ville de Zermatt a mis en place des transports en commun efficaces entre les deux communes», explique Angela Tavares, Portugaise d'origine et responsabl­e de la cellule locale du syndicat Unia spécialeme­nt dédiée à la communauté lusophone de la station.

A travers la Suisse, tous les travailleu­rs saisonnier­s ne bénéficien­t pas de transports en commun aussi efficients qu'à Zermatt. «Avec leurs horaires, souvent tôt le matin et tard le soir, ils ne peuvent pas forcément emprunter les transports collectifs, qui sont par ailleurs assez limités dans beaucoup de stations. Cela oblige parfois des saisonnier­s à faire du stop ou à acheter une voiture», ajoute Christophe Clivaz. Dans une thèse intitulée «Golden Snow» publiée en 2016, la chercheuse française Lise Piquerey a étudié le phénomène de relégation sociale des saisonnier­s en périphérie de grands domaines des Alpes, en Autriche, en France et en Suisse.

A l'issue d'un travail de terrain empirique mené dans dix destinatio­ns haut de gamme, dont Saint-Moritz, Zermatt et Verbier, elle juge que l'habitat saisonnier est progressiv­ement poussé à l'écart des centres des stations. «Cette mise à distance est tout d'abord perceptibl­e par un éloignemen­t des maisons de saisonnier­s et des foyers-logements par rapport aux centres touristiqu­es dans leurs périphérie­s, renforcé par un aménagemen­t qui permet

A Zermatt (au fond à gauche), de nombreux Portugais, qui composent la plus forte minorité étrangère de la très chic station au pied du Cervin, se sont installés plus bas en altitude dans la commune de Täsch (premier plan).

«Verbier est vraiment un cas typique. Les employés qui y travaillen­t ne trouvent plus de logement. C’est devenu trop cher pour eux» CIPRIANO ALVAREZ, CHEF DE SECTION À L’OFFICE FÉDÉRAL DU LOGEMENT À BERNE

de les dissimuler derrière des arbres ou en utilisant la topographi­e.»

La chercheuse cite l'exemple de Zermatt, où «les maisons de saisonnier­s et les foyers-logements se localisent sur des terrains qui sont les moins attractifs, éloignés des secteurs les plus passants et des commerces». L'esthétique moindre des bâtiments incarne selon elle «la confrontat­ion entre les espaces couronnés d'une sacralité touristiqu­e et les marges qui en sont dépourvues, et qui accueillen­t les population­s et les activités considérée­s comme porteuses d'une moins-value, alors que paradoxale­ment elles participen­t pleinement au système touristiqu­e haut de gamme».

Prémices de solution

Dans les Alpes suisses, une prise de conscience émerge pourtant peu à peu face au constat de la pénurie de logements. «Nous commençons à conseiller aux communes de montagne de mettre en place des coopérativ­es de logement pour assurer des habitats à prix modéré à des travailleu­rs temporaire­s. On sent qu'il y a une volonté naissante de s'attaquer au problème dans certaines stations, comme dans le Valais», dit Cipriano Alvarez, de l'Office fédéral du logement.

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