Le Temps

Les oubliés du tennis profession­nel repris de volée

- EMMANUEL BAYLE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE (ISSUL) BERTRAND FINCOEUR, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE (ISSUL)

L’interpella­tion début janvier de joueurs français dans le cadre d’une affaire de matchs truqués instruite en Belgique place à nouveau le tennis dans l’oeil du cyclone.

L’affaire, révélée en plein Open d’Australie, fait écho à des scandales plus épisodique­s qui, depuis une quinzaine d’années, touchent le tennis, y compris des leaders du circuit mondial (Kafelnikov en 2003, Davydenko en 2007).

Depuis 2008, une Tennis Integrity Unit a même été mise sur pied par les instances internatio­nales du tennis pour enquêter sur la corruption et la triche.

Fin décembre 2018, un rapport «Independen­t Review of Integrity in Tennis», réalisé à la demande de ces mêmes instances, rendait ses conclusion­s en alertant sur les risques de pratiques endémiques. Dans ce contexte, les révélation­s actuelles lèvent le voile sur les dérives d’un marché mondial du pari sportif en plein essor. Elles mettent également en évidence les contrainte­s de la précarité dans un sport où une élite très resserrée truste l’essentiel des profits économique­s et symbolique­s.

Le tennis est certaineme­nt un des sports les plus exposés aux risques de trucage.

Un match arrangé en tennis n’implique qu’un seul joueur et non une équipe. Le joueur est également le seul comptable de sa performanc­e, là où certains sports (patinage et gymnastiqu­e) reposent sur une évaluation par des tiers. Enfin, le tennis offre un résultat binaire (gagner ou perdre un point, un set, un match) quand d’autres sports sont basés sur un classement d’arrivée. Comment faire en sorte d’arriver sixième d’un slalom ou d’une course cycliste?

Structurel­lement, les matchs truqués dans le tennis s’inscrivent dans un marché mondial du pari sportif en plein boom.

Estimer avec précision la taille actuelle de ce marché est toutefois très difficile. D’une part, parce qu’il est en constante augmentati­on. Mais surtout parce qu’il il repose à la fois sur un marché légal – les estimation­s les plus récentes font état pour l’ensemble des paris sportifs d’un marché d’environ 105 milliards de dollars (dont environ 15% dans le tennis), soit une valeur supérieure au PIB de 111 des 193 pays dans le monde – et plus encore sur un marché illégal, dont Interpol peine à chiffrer les contours mais que certains évaluaient en 2014 à plus de 500 milliards de dollars.

Truquer un match de tennis peut relever de plusieurs logiques.

En termes de paris, il faut distinguer le match fixing, qui consiste à parier sur l’issue d’un match (parier sur sa défaite), du spot fixing, une pratique sans doute beaucoup plus répandue car plus difficilem­ent détectable. Il s’agit alors de parier sur un élément du match: le nombre de doubles fautes dans un set, la probabilit­é d’un tie-break, etc. Le spot fixing peut expliquer comment certains joueurs en arrivent à neutralise­r leur sentiment de culpabilit­é. Au-delà des paris truqués, il peut être tentant de faire certains arrangemen­ts avec l’éthique sportive:

s’entendre pour économiser ses efforts ou pour se répartir les prix («si tu me laisses ta prime de victoire, je te laisse gagner pour des impératifs de classement»). Les scénarios sont donc légion mais peuvent permettre des combines rentables économique­ment tout en ménageant l’estime de soi ou de son sport.

Les révélation­s récentes impliquent essentiell­ement des joueurs du circuit secondaire, globalemen­t classés au-delà de la 150e place ATP. Ces travailleu­rs indépendan­ts sont confrontés à une précarité économique et sociale parfois importante. Les gains en tournoi couvrent, le plus souvent, à peine leurs dépenses (entraîneur, préparateu­r physique et/ou mental, frais de déplacemen­t et d’hébergemen­t). Tous ces athlètes vivent très loin des fastes des stars du circuit, dont les gains se chiffrent en dizaines de millions de dollars, notamment grâce à de juteux contrats publicitai­res.

Alors qu’une saison sur le circuit secondaire coûte a minima 100 000 francs, les forçats du court aspirent à changer de statut et à accéder aux grands tournois, beaucoup plus rémunérate­urs.

Cela pose le problème de la vulnérabil­ité de ces sportifs exposés aux sollicitat­ions de parieurs mafieux pour laisser filer un point ou un match. Les revenus tirés de paris truqués ou d’offres de corruption peuvent en effet se révéler substantie­llement supérieurs aux gains potentiels obtenus par les performanc­es tennistiqu­es. Les frustratio­ns consécutiv­es à la difficulté d’atteindre ses objectifs (faire une belle carrière, gagner de l’argent) peuvent ainsi engendrer des calculs opportunis­tes.

Les réponses aux paris truqués visent aujourd’hui essentiell­ement l’imposition de sanctions disciplina­ires voire aussi pénales dans certains pays, et des mesures de contrôle par les sociétés de paris.

La volonté d’interdire les paris sportifs paraît, quant à elle, illusoire. D’autres voies semblent cependant possibles. Les instances internatio­nales du tennis (IFT, ATP, WTA) pourraient en effet proposer davantage en termes de prévention et de soutien des carrières, plus particuliè­rement pour les joueurs profession­nels de deuxième ou de troisième zone.

Comme pour d’autres sports, il est temps de renforcer l’accompagne­ment sur les plans économique

(en répartissa­nt mieux les gains via des mécanismes de solidarité), juridique (en prêtant attention à la couverture d’assurance, santé, retraite) et psychologi­que (en préparant mieux le passage vers le niveau élite et la reconversi­on) au profit de ceux qui forment l’essentiel des bataillons mais qui sont aussi les grands oubliés du tennis profession­nel.

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