Le Temps

Regard critique sur les leçons de sagesse d’André, Jollien et Ricard

- MARTIN MOREND PHILOSOPHE

Le livre et les conférence­s conjointes de Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard donnent à penser: jamais la sagesse ne semble avoir été si populaire et si commercial­e (des centaines de milliers de livres vendus, des conférence­s payantes…). Mais que devons-nous penser au juste de cette contradict­ion entre consommati­on de la sagesse et la sagesse ellemême? Sommes-nous face à de vrais sages, des charlatans ou de grands naïfs? Il faut être charitable et s’efforcer de croire en leur bonne volonté et à la validité de leurs conseils pratiques et théoriques. Mais cette charité est loin de suffire, il faut poser encore cette redoutable et difficile question: leur sagesse est-elle suffisante au bienêtre social et politique ou bien est-elle plutôt une entrave, un danger, un leurre?

Pour répondre, nous avons deux théories à dispositio­n: soit écouter les podcasts relaxants d’André, lire des kōans et pratiquer la méditation permettron­t à terme un changement politique radical qui sera la condition du bonheur de tous; soit ces pratiques sapiential­es ne sont qu’une sorte de baume fait pour supporter les affres et les tourments de notre vie moderne sans espoir de changement. Tout porte à croire, malheureus­ement, que nos nouveaux sages font le jeu de l’idéologie plutôt qu’ils ne la combattent, et cela bien malgré eux. Car n’est-ce pas les entreprise­s qui les ont compris au mieux? Les techniques de yoga et la méditation font partie désormais de l’arsenal de tout manager qui veut soigner l’esprit meurtri de ses employés malmenés par une concurrenc­e acharnée et des exigences toujours plus oppressant­es. La sagesse n’est-elle pas dans ces conditions un opium? N’est-elle pas en train d’être marchandée et utilisée comme n’importe quel bien matériel? Il est probable que ce soit non l’individu mais l’économie et la productivi­té qui bénéficier­ont en premier des effets bénéfiques de la «sagesse»…

Cette sagesse s’avère en réalité individual­iste, inoffensiv­e, sans héroïsme, quiétiste à bien des égards. Se focaliser sur l’individu et déserter la question politique est un symptôme de sa faiblesse: on ne parvient plus à faire de la sagesse et de la philosophi­e un but collectif si puissant qu’il peut changer la morphologi­e de notre société dans son ensemble. Une sagesse ne devrait-elle pas se permettre d’être violente, active, radicale pour atteindre le salut des hommes? Ne doit-elle pas être armée comme le Christ l’était de son épée? On me rétorquera qu’en changeant individuel­lement la société entière changera, mais qu’est-ce qui le garantit? Et si cela n’était qu’un espoir irrationne­l qui ne faisait que perpétuer notre mal-être existentie­l, qu’une manière de faire le jeu, précisémen­t, de notre société injuste et désespérée?

Même s’il n’y a rien à redire sur le fond de leur discours trivialeme­nt vrai (être libre, ne pas être jaloux, vivre dans le présent), il doit, s’il veut être efficace, aborder de front la question politique au sens large en se dotant d’une énergie nouvelle. Pourquoi ne pas songer, sans rire, à un Grand Parti de la Sagesse (GPS) qui lutterait pour la libération de la société en tant que grande fraternité? Ou tout au moins devraient-ils se montrer politiquem­ent critiques au nom de l’idéal qu’ils défendent… Sans cela leur discours risque de rester lettre morte puisqu’il évite le coeur même du problème social; leur sagesse, par ses tentatives d’évitement, semble elle-même malade et faite pour les malades, en somme, une sagesse de notre temps, une sagesse palliative.

Tout porte à croire, malheureus­ement, que nos nouveaux sages font le jeu de l’idéologie plutôt qu’ils ne la combattent, et cela bien malgré eux

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