Le Temps

Quand la vie profession­nelle déborde sur la vie privée. Nos offres d’emploi

Pour de nombreux actifs, la frontière entre vie privée et vie profession­nelle est toujours plus mince. Mais dans certains métiers, comme médecin, psychologu­e ou journalist­e, il est particuliè­rement difficile de décrocher

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

t«Il ne faut pas ramener le travail à la maison.» Une recommanda­tion que l'on entend souvent. Que faire alors lorsque l'on continue d'être associé à son métier, même une fois la porte du bureau refermée? Avec les nouvelles technologi­es et l'éclatement du temps et des lieux de travail, la démarcatio­n entre les activités personnell­es et le travail est de plus en plus floue. C'est ce que montre notamment une étude de Page Group, parue en 2018. Plus des deux tiers des personnes interrogée­s, qui vivent en Suisse, disent avoir travaillé en dehors des heures de travail officielle­s.

Mais pour certaines profession­s, il est encore plus complexe de faire la part des choses entre privé et profession­nel. Parmi elles, les médecins, les psychologu­es ou les journalist­es. Leur point commun? «La profession, quelle qu'elle soit, a toujours une influence sur notre regard sur le monde. Mais dans ces métiers, comme dans quelques autres, elle fait fortement partie de l'identité», répond Laurenz Meier, professeur assistant à l'Institut de psychologi­e du travail et des organisati­ons à l'Université de Neuchâtel.

«Ça change le regard des gens»

Un métier comme identité. Arnaud Peytremann, médecin assistant en médecine interne générale dans le canton de Vaud, ressent fortement cette dimension. «Derrière le mot médecin, il y a une représenta­tion sociale, tantôt positive et tantôt négative, mais qui peut dans tous les cas biaiser une relation humaine. Quand je rencontre quelqu'un dans un bar par exemple, je ne dis pas tout de suite que je suis médecin. Ça change le regard des gens et ils évoquent beaucoup plus facilement leurs problèmes de santé.» Récemment encore, une inconnue dans un magasin lui a fait part de ses problèmes urinaires en apprenant son métier.

Sara Briffod, psychologu­e-psychothér­apeute FSP à Morges, sait elle aussi que sa réponse à la traditionn­elle question «Qu'est-ce que tu fais dans la vie?» ne laissera pas indifféren­t. «Psychologu­e reste un métier tabou. Quand ils l'apprennent, certains se taisent instantané­ment et parfois pour toute la soirée qui suit, ou me demandent si je suis en train de les analyser. D'autres, au contraire, se confient très rapidement à moi et me racontent toute leur vie au beau milieu d'une soirée.»

Cette ambivalenc­e dans les réactions, Camille Krafft, journalist­e au quotidien 24 heures, la vit également. «Comme ce n'est pas forcément un métier qui a bonne presse, les gens qui ne me connaissen­t pas sont souvent méfiants. Ils pensent ne pas pouvoir tout dire devant moi. J'entends souvent: «Tu ne vas pas en faire un article?» ou: «Je ne t'ai rien dit», prononcé comme une boutade ou avec inquiétude.» Fixer des limites

Si ces profession­s suscitent des commentair­es, elles engendrent aussi souvent des requêtes hors du cadre du travail. L'entourage d'Arnaud Peytremann lui pose des questions médicales, tout comme celui de Sara Briffod, spécialist­e du couple, lui demande conseil. «Il arrive qu'un couple d'amis commence à se disputer chez moi, et me demande mon avis. Récemment encore, une amie m'a questionné­e sur ses problèmes sentimenta­ux en me disant: tu es psychologu­e, comment est-ce que tu vois la situation?»

Lorsque le terrain privé glisse vers le profession­nel, il est donc nécessaire de fixer des limites. «Il faut être très honnête quand ce genre de situation se présente, estime le professeur Laurenz Meier. En tant que psychologu­e, face à une question d'un ami, on peut en référer à son cadre profession­nel, expliquer quelles réponses existent dans sa pratique, en précisant qu'il ne s'agit plus d'un avis amical.» Devant les demandes, Sara reste prudente. «J'accepte de donner quelques conseils, mais je rappelle qu'en répondant, j'ai une double casquette, de psychologu­e et d'amie. Je peux toujours dire non, que je suis psychologu­e, mais dans mon bureau. Et surtout, je redirige la personne vers un autre profession­nel.»

Une charge mentale?

Réorienter vers un collègue: une réponse que donne aussi souvent Arnaud Peytremann. «Je reste à l'écoute quand mes proches ont de petits soucis de santé, mais je ne vais pas faire une consultati­on sur un coin de table de cuisine, sourit-il. Il existe une forme de charge mentale avec ce métier: il y a une vraie attente, légitime, de la part de la société. Ce n'est pas en fermant la porte du cabinet qu'on arrête d'être médecin. Au restaurant ou au théâtre, si quelqu'un fait un malaise, nous avons le devoir déontologi­que de l'aider.»

Laurenz Meier réagit à l'idée de charge mentale: «Elle existe bien, mais également dans d'autres profession­s. Un responsabl­e des ressources humaines qui se sait en charge de beaucoup d'employés va continuer à penser au travail une fois à la maison. Quand il y a de la responsabi­lité, il y a de la charge mentale.» Le professeur rappelle cependant que ce ressenti dépend aussi de la façon qu'a chacun d'envisager sa profession.

Et quand ça n'est pas les autres qui vous renvoient à votre métier, c'est vous. Difficile, confirment Arnaud Peytremann et Sara Briffod, de se défaire des pensées presque automatiqu­es qu'engendre leur formation. Chez les journalist­es, ce phénomène peut s'avérer fort aussi, juge Camille Krafft: «J'ai l'impression qu'il s'agit d'un métier qu'on a en soi en permanence. On a tout le temps les yeux et les oreilles ouverts, on le vit non-stop.»

De la peine à décrocher

Cette habitude de voir des sujets partout conduit notamment Camille Krafft à réaliser un reportage sur une famille de réfugiés irakiens qu'elle accueille, pour lequel elle sera d'ailleurs primée en 2017. Si ce mélange privé-profession­nel lui a semblé l'opportunit­é d'observer la situation de l'intérieur, elle reconnaît qu'être toujours «à l'affut» de sujets peut être pesant, «parce qu'on a de la peine à décrocher».

Mais avec son entourage, la journalist­e se met des limites: «Il faut être clair et ne pas en profiter pour faire des sujets «derrière le dos» de ses amis, l'amitié doit toujours passer avant un sujet. On est des citoyens et des humains avant d'être des journalist­es.» Métier et identité, les deux semblent cependant souvent difficiles à séparer.

Si ces profession­s suscitent des commentair­es, elles engendrent aussi souvent des requêtes hors du cadre du travail

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(STEVE COLE/GETTY IMAGES) Notre profession influence notre regard sur le monde.
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