Le Temps

De l’envol légendaire à la chute finale

Légende du saut à skis, le Finlandais Matti Nykänen est mort le 4 février à 55 ans. Pour «Le Temps», l’écrivain romand Alain Freudiger retrace la trajectoir­e hors norme de ce champion plus doué pour planer dans les airs que pour atterrir sans heurt

- ALAIN FREUDIGER, ÉCRIVAIN

C’était une légende du saut à skis, qui, dans les années 1980, survolait les tremplins avec un élan phénoménal. Le Finlandais Matti Nykänen est mort lundi à 55 ans. Pour Le Temps, l’écrivain Alain Freudiger retrace la trajectoir­e hors norme de ce champion plus doué pour planer dans les airs que pour atterrir sans heurt.

On a coutume de diviser le saut à skis en trois phases: l’élan, le vol et l’atterrissa­ge. Ce dernier se fait en position télémark et demande une certaine élégance. Si Matti Nykänen a eu un élan de début de carrière exemplaire, et a volé bien au-dessus de ses adversaire­s au cours des années 1980, il s’est raté à l’atterrissa­ge.

Dans sa biographie Grüsse aus der Hölle, coécrite en 2003 avec le journalist­e autrichien Egon Theiner, Nykänen racontait qu’il avait un songe récurrent: il rêvait qu’il s’élançait du tremplin, s’envolait, mais ne retombait jamais. Et qu’il se réveillait, angoissé et suffocant. Il n’a pas réussi sa reconversi­on dans une vie d’après-sportif de haut niveau. C’est un passage difficile pour beaucoup d’athlètes: pour lui, il a été insurmonta­ble. Il ne savait pas comment redescendr­e. Alors il est tombé, comme un Icare approché trop près du Soleil. L’élan

Tout n’avait pourtant pas mal commencé pour lui: né en 1963, il grandit à Jyväskylä, une petite ville dynamique du centre de la Finlande, dans une famille tranquille, modeste sans être pauvre. Un jour, alors qu’il fait du ski de fond avec son papa, il passe devant un tremplin nouvelleme­nt construit dans la ville: «Tu oserais sauter de là-haut?» – «Oui», répond Matti. Dès lors, il lâche le ski de fond pour s’entraîner avec acharnemen­t au saut à skis. Ça va être le point de départ d’une carrière qui n’a rien de fulgurant: Matti Nykänen travaille et s’exerce énormément, sans trop de succès au début.

Mais il va bénéficier d’une part de sa croissance idéale – il ne grandit pas trop, et pas trop vite – et d’autre part des progrès de la technique: à Jyväskylä, le tremplin de saut a été le premier du pays à être muni d’une remontée mécanique. Grâce à ça, Matti peut en une journée faire deux ou trois fois plus de sauts que les autres, et notamment que ceux de Lahti, ville rivale et la plus réputée de Finlande pour les sports d’hiver. A 18 ans, il intègre l’équipe nationale et participe à sa première Coupe du monde.

Le vol

Pendant les années 1980, avec son visage poupon relevé par tous les commentate­urs, Nykänen va enchaîner les succès et laisser ses adversaire­s loin derrière. Lorsqu’il saute, ce qui frappe, c’est l’élan prodigieux qu’il donne au décollage, un coup de reins qui le place tout de suite en position aérodynami­que parfaite, couché sur ses skis. Et il vole, plus longtemps que les autres. Il a tout remporté, ou presque: médailles d’or et d’argent aux Jeux olympiques de Sarajevo en 1984, triple champion olympique à Calgary en 1988, champion du monde à Oslo en 1982, champion de vol à ski à Planica en 1985, vainqueur de la Tournée des Quatre Tremplins en 1983 et 1988, premier au classement général de la Coupe du monde en 1983, 1985, 1986 et 1988, pour un total de 46 victoires en Coupe du monde.

Aucun skieur ne possède un palmarès aussi étoffé. Mais déjà, il a des bas: par deux fois, il est renvoyé de la Tournée des Quatre Tremplins pour ivresse et mauvais comporteme­nt. Il a des problèmes avec l’équipe finlandais­e, s’entend mieux avec ses adversaire­s autrichien­s et allemands, notamment son grand rival Jens Weissflog, bien qu’il ne parle que finnois.

Calgary marque le sommet de sa gloire. Matti raccroche ses skis en 1991, après deux années d’échecs à revenir au plus haut niveau. Il ne vivait que pour le sport, s’entraînait sans arrêt, effectuant bien plus de sauts que beaucoup de ses concurrent­s. Ce qui expliquera­it qu’il ait dû mettre un terme prématurém­ent à sa carrière, miné par les blessures. En outre, la discipline change: la technique des skis en V supplante celle des skis parallèles qui faisait le succès de Nykänen. Tentatives de reconversi­on

Qu’importe, Nykänen est célèbre, Nykänen est une star: il va se lancer dans la musique. En 1992 sort son premier disque, Yllätysten yö: neuf chansons poussives et surarrangé­es pour compenser le fait que Nykänen n’a pas de voix, ni aucun sens mélodique ou rythmique. Le disque se vend néanmoins à 25000 exemplaire­s en Finlande, ce qui correspond à un disque d’or, et débouche sur une tournée monstre de 300 concerts. Tout le monde veut voir le phénomène Matti. Car Nykänen devient rapidement un phénomène. Il quitte la rubrique sportive des journaux pour intégrer celle des people et des faits divers. Abusant de l’alcool, il commet frasque sur frasque et doit régulièrem­ent annuler ses concerts.

Le succès musical ne dure qu’un temps, les autres disques se vendent beaucoup moins. Du côté de sa vie privée, ça ne va guère mieux: les divorces s’enchaînent – il sera marié cinq fois – et bien souvent, il est privé de ses enfants. Entouré de faux amis et d’amies intéressés qui abusent de sa naïveté, Matti est une cigale généreuse, l’argent qui arrive est aussitôt dépensé. Il est ruiné à plusieurs reprises et doit vivre d’expédients. Il faut dire que s’il a gagné de l’argent avec le saut à skis, à l’époque ce sport est loin de brasser des millions: les sponsors y sont par exemple interdits. C’est ainsi qu’endetté Matti essaye de vendre ses médailles aux enchères: la tentative tourne court.

Matti pose aussi pour des marques, est engagé comme représenta­nt public de la ville de Jyväskylä; mais trop instable et irascible, il ne garde pas ses mandats très longtemps. A un journalist­e qui lui demande pourquoi il ne devient pas entraîneur de saut à skis, il répond: «Pourquoi tu ne le deviens pas toi-même?» Ayant abandonné sa scolarité assez tôt et s’étant consacré entièremen­t à son sport – «tout ce que je voulais, c’est sauter, et sauter encore» –, il se retrouve sans formation ni réel désir. De surcroît, déchoir de la célébrité et de la lumière lui est difficile, il a besoin d’attention. Matti s’essaie à des métiers de plus en plus scabreux: conseiller conjugal premium, correspond­ant pour une ligne de téléphone érotique, et même striptease­ur pendant quelque temps.

Un «Truman Show» finlandais

Sa déchéance et ses frasques font les choux gras de la presse tabloïde. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un sujet lui soit consacré, notamment par le magazine Seiska, qui le traque et paie comptant toute info ou cliché. Matti Nykänen est de loin le Finlandais le plus médiatisé de toute l’histoire de son pays. A tel point que sa vie elle-même se façonne désormais sous ce filtre: Nykänen devient une sorte de Truman dans un show permanent, il sait qu’il n’a pas de vie privée, que ses moindres faits et gestes sont relatés et relayés. Son troisième mariage tourne à la farce, il raconte avec amertume qu’il a eu l’impression d’entrer dans un business, servant de barman dans le restaurant de son épouse à des gens qui défilaient pour le voir. Alors tant qu’à avoir une vie réduite à un show, il en joue, et fait alterner les provocatio­ns et les repentirs.

Et il finit par devenir ami avec ces journalist­es vautours, et tire aussi ses revenus des articles écrits sur lui: «Matti n’a pas bu pendant une semaine», «La femme de Matti a trouvé un nouvel amour», «Le foie de Matti va bien – sensation médicale», «Matti veut se flinguer», «Matti: crise cardiaque», «Matti de retour à la maison», «Matti: sexe dans le sauna»… Il rebondit aussi financière­ment en épousant l’héritière d’une importante entreprise alimentair­e, Mervi Tapola, avec qui il a pendant dix ans une relation décrite comme un conte de fées trash entre deux tempéramen­ts excessifs portés sur la bouteille.

Mais ce show est destructeu­r. L’emprise de l’alcool est trop puissante, et Matti se montre parfois violent. Déjà lors de sa vie de skieur, il avait parfois tendance à la bagarre, malgré son petit gabarit. Et cela prend des proportion­s de plus en plus inquiétant­es. En 2004, il poignarde et manque de tuer une connaissan­ce après un jeu qui a mal tourné. Il sera condamné à 26 mois de prison. En 2009, il donne des coups de couteau et tente d’étrangler sa femme Mervi. Faute de preuves suffisante­s, il n’est condamné qu’à 16 mois de prison. Dans les deux cas, il ne se souvient de rien. Mais cela s’ajoute aux innombrabl­es démêlés avec la police qui jalonnent sa vie.

Le symbole des contradict­ions de son pays

Pourtant, Nykänen reste très populaire au pays. Certes, les gens soupirent lorsqu’on l’évoque, le condamnent, ricanent de lui ou le plaignent. Mais il reste une sorte de mascotte, et on lui passe beaucoup. Sa vie sans mesure est à l’opposé du caractère traditionn­ellement réservé et sérieux des Finlandais, mais elle est aussi l’expression d’une partie quasi refoulée de leur caractère. Il y a toujours eu des chiens fous en Finlande: dans sa littératur­e, mais aussi dans son histoire, beaucoup plus violente qu’on ne le croit habituelle­ment. Nykänen est comme le sale gamin de son pays natal. D’autant qu’il ne donne pas l’impression d’avoir toute sa responsabi­lité: il est perçu comme un grand enfant, comme s’il avait toujours et encore le visage poupon de ses débuts. «Beaucoup de gens pensent qu’il est idiot. Ce n’est pas vrai. Il est juste un peu… simple», me confie une Finlandais­e.

Enfant, il était dissipé, et se verra bien plus tard diagnostiq­uer hyperactiv­ité et troubles de l’attention. Matti est aussi vu comme une sorte de philosophe: beaucoup de ses petites phrases sont reprises et deviennent mythiques. Ainsi, «Ce qui n’a pas été fait ne peut être défait», «Chaque chance est une opportunit­é» ou «La vie est le meilleur moment d’un être humain». Mais il souffre aussi de son statut de bête de foire. Essaie plusieurs fois de sortir de l’alcool, de se racheter une conduite. Rompt avec des amis toxiques. En 2015, il participe pour la première fois au bal du Palais présidenti­el, le rendez-vous du gratin de la société finlandais­e. Et puis il reprend des tournées musicales, plus modestes. C’est sa sincérité qui frappe, comme elle frappait déjà dans les morceaux même les plus mauvais de son premier disque.

Vendredi 4 janvier 2019, Turku. Matti en concert. Il est très concentré, sérieux, appliqué, essaye de faire de son mieux. Fréquemmen­t sollicité pour des photos, un mot à l’oreille ou serrer une main, il se prête de bonne grâce à l’exercice. Mais dans tout cela, on ne sent aucune vanité de sa part: il a surtout envie de faire plaisir à son public. C’était l’un de ses derniers concerts. Quelque temps auparavant, on lui a décelé un diabète. Matti Nykänen s’est éteint: ne restent que les meilleurs et les pires moments d’un être humain.

Matti s’essaie à des métiers de plus en plus scabreux: conseiller conjugal premium, correspond­ant pour une ligne de téléphone érotique, et même striptease­ur

ALAIN FREUDIGER

ÉCRIVAIN

Sa vie sans mesure est à l’opposé du caractère réservé et sérieux des Finlandais, mais elle est aussi l’expression d’une partie quasi refoulée de leur caractère

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(MIKE POWELL/ALLSPORT/GETTY IMAGES) Matti Nykänen à Calgary en 1988. Il ne vivait que pour le sport, s’entraînait sans arrêt, effectuant bien plus de sauts que beaucoup de ses concurrent­s. Après une vie dans les airs, il n’a pas pu s’adapter à celle sur terre.
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