Une Allemagne qui refuse d’assumer?
Trop souvent, les contributions importantes au débat public passent presque inaperçues, comme ce fut le cas pour le récent commentaire de Sigmar Gabriel sur les relations franco-allemandes (LT du 01.02.2019). Ancien dirigeant des sociaux-démocrates (SPD) qui a également été ministre allemand des Affaires étrangères, Gabriel a publié une charge assez violente contre le nouveau traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, qu’il considère comme la première étape d’un projet d’Union européenne de la défense. Il n’existe aucun projet de ce genre. Pourtant, selon Gabriel, le traité représente une nouvelle proposition en faveur de l’autonomie stratégique européenne dans la veine gaulliste. En tant que tel, il le condamne comme étant «peu en phase avec l’approche allemande de longue date consistant à conjuguer amitié franco-allemande et solidité des relations transatlantiques avec
[les Etats-Unis et] le Royaume-Uni». Selon lui, l’Allemagne a déjà trop cédé à la France gaulliste (une étiquette qui, venant de lui, n’est pas un compliment).
La principale objection de Gabriel est que le nouvel accord va éloigner l’Allemagne de l’OTAN.
Il souligne que le précédent pacte d’amitié franco-allemande – le traité de l’Elysée de 1963 – a été spécialement modifié par le Bundestag pour réaffirmer les liens transatlantiques de l’Allemagne, provoquant la fureur du président français d’alors, Charles de Gaulle. Par conséquent, il voit le traité d’Aix-la-Chapelle comme une nouvelle tentative de supprimer les Etats-Unis de l’équation de la sécurité européenne. Pourtant, curieusement, il ne mentionne jamais le fait que le président américain, Donald Trump, a lui-même menacé de retirer les Etats-Unis de l’OTAN. Est-ce que Gabriel croit qu’un gel des relations franco-allemandes actuelles est nécessaire pour apaiser Trump? Si oui, cela voudrait dire que les Européens ne doivent poursuivre aucune forme d’intégration plus approfondie.
En mettant de côté le fait que les conditions géopolitiques en 2019 n’ont rien à voir avec celles de 1963, le contenu du nouvel accord ne justifie tout simplement pas les craintes de Gabriel. L’article 4, par exemple, déclare que la France et l’Allemagne «se sont engagées à renforcer la capacité de l’Europe à agir ensemble pour combler ses lacunes en matière de capacité, renforçant ainsi l’Union européenne et l’alliance de l’Atlantique Nord». Certes, le traité prévoit effectivement la création d’un «conseil de défense et de sécurité franco-allemand en tant qu’organe directeur». Mais il s’agirait simplement d’un mécanisme supplémentaire pour faire avancer des intérêts stratégiques communs de la France et de l’Allemagne dans les limites des engagements internationaux existants, en particulier de «l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord».
Gabriel accuse la France de vouloir séparer l’Allemagne des Etats-Unis dans l’intérêt de la défense européenne, plutôt que de la défense de l’Atlantique. Mais le fait que la France ait recherché un degré d’indépendance vis-à-vis de l’OTAN il y a cinquante-trois ans ne veut pas dire qu’elle veut encore la même chose aujourd’hui. En 2009, la France a rejoint l’OTAN en tant que membre à part entière et a depuis joué un rôle actif dans les opérations de l’OTAN, en particulier dans les pays baltes. De plus, les relations franco-américaines restent particulièrement fortes au niveau opérationnel, dans le Sahel comme au Levant. En conséquence de ces efforts conjoints, les Etats-Unis considèrent à présent la France comme l’un de leurs alliés les plus forts.
En revanche, si les relations germano-américaines se dégradent, c’est parce que l’Allemagne semble bénéficier sans contrepartie des arrangements actuels en matière de sécurité. A ce titre, la plus grande menace pour les relations transatlantiques n’est pas le traité franco-allemand, mais plutôt la propre réticence de l’Allemagne à intensifier ses efforts de défense. Pourquoi les EtatsUnis devraient-ils défendre une Europe qui ne veut pas se défendre? Si les Etats-Unis exercent une pression sur l’Allemagne – et si son ambassadeur à Berlin se comporte avec un niveau d’arrogance qui serait inimaginable à Paris – c’est parce que Trump est convaincu que l’Allemagne est complètement à la merci des Etats-Unis.
En ce qui concerne la France, elle n’a aucun intérêt à affaiblir l’OTAN, dont elle dépend, comme nous l’avons vu en Libye. Le message français est tout simplement que l’Europe a ses propres intérêts à défendre. Elle ne peut pas indéfiniment sous-traiter sa sécurité aux Etats-Unis et la présence de l’OTAN ne la dispense pas de réfléchir et d’agir pour son propre compte. Il convient de se rappeler que la France était prête à intervenir en Syrie en 2013. Mais après que les Etats-Unis ont soudainement changé d’avis, la France, elle aussi, s’est déconsignée. Pourtant, l’Europe avait mobilisé la volonté d’agir militairement sans les Etats-Unis, elle aurait pu le faire sans nuire aux intérêts américains. Autrement dit, il n’y a pas de conflit à somme nulle entre la défense atlantique et européenne. Au contraire, la crise de la première découle directement de l’absence de la dernière, que les Etats-Unis en sont venus à ressentir.
La plus grande menace pour les relations transatlantiques est alors la réticence de la classe politique allemande à débattre de la sécurité allemande et à déclarer clairement que la défense est une question existentielle pour l’Europe. Si l’Allemagne veut le respect des Américains, elle doit renforcer sa propre crédibilité militaire. Dans le monde actuel, les forts ne respectent que les forts. Le raisonnement douteux de Gabriel semble refléter son parti pris. Il se montre critique à l’encontre du concept d’autonomie stratégique européenne conçu par le président français, Emmanuel Macron. Mais, alors que la signification de l’autonomie stratégique peut être débattue, la vraie question est de savoir si l’Europe elle-même a des intérêts en dehors de ceux des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie.
Si la réponse est oui, il n’y a aucune raison de craindre une autonomie stratégique européenne dans les affaires militaires, géopolitiques et économiques. Mais même si la réponse est non, le raisonnement de Gabriel serait pour le moins toujours inquiétant. Après tout, son successeur au Ministère des affaires étrangères allemand, Heiko Maas, reconnaît régulièrement la nécessité pour l’Europe d’être plus autonome face à diverses nouvelles formes de pression extérieure. Voilà pourquoi l’Allemagne est maintenant à l’avantgarde des efforts visant à protéger le commerce entre l’Europe et l’Iran contre les sanctions et les pressions américaines.
Contrairement à ce que Gabriel semble penser, «autonomie stratégique» n’est pas un mot d’ordre pour placer l’Allemagne sous commandement français ou pour l’éloigner des EtatsUnis. En outre, Gabriel soutient lui-même l’idée de souveraineté européenne, alors même qu’il s’oppose à son autonomie stratégique. Ces deux développements sont parallèles et vont de pair. Il n’y a pas à séparer l’économique du stratégique: tout est lié. La charge de Gabriel contre le traité d’Aix-la-Chapelle est hors sujet. Pire encore, elle ne rend service ni à l’Europe ni à l’Allemagne.
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La vraie question est de savoir si l’Europe elle-même a des intérêts en dehors de ceux des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie