Les scientifiques russes résistent aux ingérences du pouvoir
La grogne au sein de l’Académie des sciences de Russie a fait échouer – temporairement – l’attribution du titre de professeur honoris causa au patriarche de l’Eglise orthodoxe russe, réputé pour ses sorties obscurantistes
Les scientifiques ont gâché la fête du patriarche de l’Eglise orthodoxe de Russie. Kirill a fêté la semaine passée ses dix années à la tête du clergé orthodoxe russe et pensait enjoliver les célébrations par un titre de docteur honoris causa délivré par l’Académie des sciences de Russie (ASR). Las, tout a échoué à cause de dissensions au sein de la communauté scientifique, peu disposée à voir ses titres de noblesse transformés en faire-valoir.Le service de presse de l’ASR a bien annoncé vendredi 18 janvier l’attribution du titre de professeur honoraire de l’Académie des sciences au patriarche de toutes les Russies Kirill et à la présidente du Sénat Valentina Matvienko pour «une contribution importante à la vulgarisation de la science». Mais l’ASR s’est rétractée mardi en invoquant «des problèmes juridiques», et a reporté la décision finale à avril. Les intéressés se sont sortis de cette ornière vexante en faisant savoir via leurs porte-parole qu’ils n’étaient «pas au courant» du titre honorifique qui devait leur être décerné. Peu vraisemblable.
Rapports incestueux
L’incident éclaire les rapports incestueux entre le monde du pouvoir politique, la bureaucratie et l’Académie des sciences russe. La direction de l’académie a voulu placer ses membres devant le fait accompli en annonçant la remise des distinctions avant que le présidium ne se soit réuni pour voter l’attribution, comme le veulent les statuts. Depuis 2014, ces statuts réservent le titre de professeur honoraire aux scientifiques. Cela n’avait pas empêché l’ASR d’attribuer l’année suivante le titre à Ban Ki-moon et à Irina Bokova, alors respectivement secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) et directrice de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco).
La direction de l’académie a peutêtre cherché à marquer le dixième anniversaire de l’élection de Kirill au rang de patriarche de l’Eglise orthodoxe. En Russie, la proximité avec le clergé est signe de loyauté envers le pouvoir, qui a officieusement chargé le patriarche de diffuser dans la société russe une idéologie conservatrice. Après un épisode de rébellion des scientifiques contre la réforme de l’ASR l’année passée, la direction de celle-ci souhaitait envoyer au pouvoir un signal de subordination. A moins qu’elle n’ait été priée de le faire.
Mais beaucoup de ses membres ne l’entendaient pas de cette oreille et la virulence de la réponse a surpris les promoteurs de cette récompense. De nombreuses voix se sont élevées contre cette attribution à des non-scientifiques, qui discréditeraient aux yeux des contestataires le titre de professeur. L’académicienne Elena Berezovitch note ainsi que l’ASR pouvait trouver d’autres moyens d’honorer l’attention portée à la science.
La plupart des académiciens ont été formés à l’époque soviétique, durant laquelle l’athéisme faisait partie de l’idéologie officielle. Ils sont agacés par le fait qu’un titre scientifique, même honorifique, ne récompense plus les résultats d’une recherche, mais enjolive le statut de bureaucrates de haut rang, auquel est associé le haut clergé. L’irritation s’est déjà exprimée contre le titre de docteur en histoire du ministre de la Culture Vladimir Medinski, qui a fait pendant plusieurs années l’objet d’une violente controverse. Sa thèse est jugée «propagandiste» et non conforme aux normes universitaires.
Ce nouveau signe de mécontentement reflète l’humeur d’une partie de la communauté scientifique, qui considère l’intervention de l’Etat comme trop contraignante. Quant aux rapports avec le clergé orthodoxe, ils sont tout sauf simples. Ce dernier a obtenu de l’Etat que la théologie soit considérée comme une science à part entière, et remet ses propres distinctions dans les domaines des sciences humaines et exactes. De nombreux scientifiques se passeraient bien de ce voisinage.
En 2010, le patriarche Kirill est devenu professeur honoraire de la plus prestigieuse université de physique nucléaire. Deux ans plus tard, un département de théologie y était ouvert, dirigé par le métropolite Hilarion, bras droit du patriarche. Connu pour ses opinions très conservatrices, Kirill déplorait début janvier à la télévision d’Etat que «la dépendance de l’homme à la technologie moderne entraînera l’avènement de l’Antéchrist».
Le clergé orthodoxe a obtenu de l’Etat que la théologie soit considérée comme une science à part entière