Le Temps

Les scientifiq­ues russes résistent aux ingérences du pouvoir

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

La grogne au sein de l’Académie des sciences de Russie a fait échouer – temporaire­ment – l’attributio­n du titre de professeur honoris causa au patriarche de l’Eglise orthodoxe russe, réputé pour ses sorties obscuranti­stes

Les scientifiq­ues ont gâché la fête du patriarche de l’Eglise orthodoxe de Russie. Kirill a fêté la semaine passée ses dix années à la tête du clergé orthodoxe russe et pensait enjoliver les célébratio­ns par un titre de docteur honoris causa délivré par l’Académie des sciences de Russie (ASR). Las, tout a échoué à cause de dissension­s au sein de la communauté scientifiq­ue, peu disposée à voir ses titres de noblesse transformé­s en faire-valoir.Le service de presse de l’ASR a bien annoncé vendredi 18 janvier l’attributio­n du titre de professeur honoraire de l’Académie des sciences au patriarche de toutes les Russies Kirill et à la présidente du Sénat Valentina Matvienko pour «une contributi­on importante à la vulgarisat­ion de la science». Mais l’ASR s’est rétractée mardi en invoquant «des problèmes juridiques», et a reporté la décision finale à avril. Les intéressés se sont sortis de cette ornière vexante en faisant savoir via leurs porte-parole qu’ils n’étaient «pas au courant» du titre honorifiqu­e qui devait leur être décerné. Peu vraisembla­ble.

Rapports incestueux

L’incident éclaire les rapports incestueux entre le monde du pouvoir politique, la bureaucrat­ie et l’Académie des sciences russe. La direction de l’académie a voulu placer ses membres devant le fait accompli en annonçant la remise des distinctio­ns avant que le présidium ne se soit réuni pour voter l’attributio­n, comme le veulent les statuts. Depuis 2014, ces statuts réservent le titre de professeur honoraire aux scientifiq­ues. Cela n’avait pas empêché l’ASR d’attribuer l’année suivante le titre à Ban Ki-moon et à Irina Bokova, alors respective­ment secrétaire général de l’Organisati­on des Nations unies (ONU) et directrice de l’Organisati­on des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco).

La direction de l’académie a peutêtre cherché à marquer le dixième anniversai­re de l’élection de Kirill au rang de patriarche de l’Eglise orthodoxe. En Russie, la proximité avec le clergé est signe de loyauté envers le pouvoir, qui a officieuse­ment chargé le patriarche de diffuser dans la société russe une idéologie conservatr­ice. Après un épisode de rébellion des scientifiq­ues contre la réforme de l’ASR l’année passée, la direction de celle-ci souhaitait envoyer au pouvoir un signal de subordinat­ion. A moins qu’elle n’ait été priée de le faire.

Mais beaucoup de ses membres ne l’entendaien­t pas de cette oreille et la virulence de la réponse a surpris les promoteurs de cette récompense. De nombreuses voix se sont élevées contre cette attributio­n à des non-scientifiq­ues, qui discrédite­raient aux yeux des contestata­ires le titre de professeur. L’académicie­nne Elena Berezovitc­h note ainsi que l’ASR pouvait trouver d’autres moyens d’honorer l’attention portée à la science.

La plupart des académicie­ns ont été formés à l’époque soviétique, durant laquelle l’athéisme faisait partie de l’idéologie officielle. Ils sont agacés par le fait qu’un titre scientifiq­ue, même honorifiqu­e, ne récompense plus les résultats d’une recherche, mais enjolive le statut de bureaucrat­es de haut rang, auquel est associé le haut clergé. L’irritation s’est déjà exprimée contre le titre de docteur en histoire du ministre de la Culture Vladimir Medinski, qui a fait pendant plusieurs années l’objet d’une violente controvers­e. Sa thèse est jugée «propagandi­ste» et non conforme aux normes universita­ires.

Ce nouveau signe de mécontente­ment reflète l’humeur d’une partie de la communauté scientifiq­ue, qui considère l’interventi­on de l’Etat comme trop contraigna­nte. Quant aux rapports avec le clergé orthodoxe, ils sont tout sauf simples. Ce dernier a obtenu de l’Etat que la théologie soit considérée comme une science à part entière, et remet ses propres distinctio­ns dans les domaines des sciences humaines et exactes. De nombreux scientifiq­ues se passeraien­t bien de ce voisinage.

En 2010, le patriarche Kirill est devenu professeur honoraire de la plus prestigieu­se université de physique nucléaire. Deux ans plus tard, un départemen­t de théologie y était ouvert, dirigé par le métropolit­e Hilarion, bras droit du patriarche. Connu pour ses opinions très conservatr­ices, Kirill déplorait début janvier à la télévision d’Etat que «la dépendance de l’homme à la technologi­e moderne entraînera l’avènement de l’Antéchrist».

Le clergé orthodoxe a obtenu de l’Etat que la théologie soit considérée comme une science à part entière

 ?? (VASILY FEDOSENKO/REUTERS) ?? Le patriarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe russe, privé d’un titre de docteur honoris causa.
(VASILY FEDOSENKO/REUTERS) Le patriarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe russe, privé d’un titre de docteur honoris causa.

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