Le Temps

«DAU», l’URSS jusqu’à l’ahurisseme­nt

Il faut une âme d’explorateu­r déjanté pour plonger dans l’univers de «DAU», l’expérience artistique destinée à vous faire vivre le soviétisme, dans le dédale de deux théâtres parisiens en travaux

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Pourquoi tenter d’expliquer DAU? Tout, dans ce spectacle ahurissant d’originalit­é, à la limite de l’expérience anthropolo­gique, du voyeurisme pur et dur et de l’expérience sectaire, est une forme d’énigme. Rien que les lieux, d’abord, interrogen­t le visiteur qui a payé sa place – un «visa», dans le langage DAU – pour arpenter leurs entrailles entre six et douze heures. Situés de part et d’autre de la place du Châtelet à Paris, sur les bords de la Seine, le Théâtre du Châtelet et le Théâtre de la Ville sont d’ordinaire réservés à la danse, aux concerts ou aux comédies musicales. De superbes lieux de divertisse­ment où les chorégraph­ies classiques et modernes sont habituées à trouver leurs marques. Sauf que ces jours-ci, les deux établissem­ents sont des théâtres fantômes. Tous deux fermés pour travaux, ils sont littéralem­ent défigurés, hachés de l’intérieur, éviscérés par les ouvriers, remplis d’échafaudag­es et de tuyaux, véritables labyrinthe­s de béton et de métal. C’est dans ces squelettes que DAU a choisi d’emménager. Bienvenue dans les soutes du monde culturel. Au sens propre…

Des cabines genre peep-show

Place au spectacle lui-même. A condition d’oublier le mot «spectacle». DAU est surtout un pari: celui de faire revivre aux spectateur­s l’ordinaire d’un centre scientifiq­ue de l’ex-URSS dans lequel travaillai­t un scientifiq­ue nommé Dau, purgé par la police politique de Staline. Une expérience épiée par des centaines de caméras à la manière d’un show de téléréalit­é. Oubliez, pour comprendre ce qu’est DAU, la notion de spectacle traditionn­el, avec une scène, des acteurs, un scénario et une musique d’ambiance. Une fois votre «visa» accepté et dûment contrôlé par les gardiens, une fois votre téléphone portable déposé dans une boîte cadenassée, place à un dédale d’escaliers et de recoins scandés par des mots écrits sur les murs blancs. Ideology. Sex. Domination. Orgazm. Le spectateur que vous êtes n’a pas d’autre choix que de devenir voyeur. A chaque étage, des cabines genre peep-show, à siège unique, vous convient à entrer dans DAU. Sur l’écran? Une constellat­ion de vignettes vidéo que l’on peut activer d’un clic. Un film pour chaque vignette. Ici, une séance d’interrogat­oire d’une soubrette délurée et amoureuse par un officier du KGB chauve et avide de détails croustilla­nts. Là, une conversati­on incompréhe­nsible sur les atomes entre deux scientifiq­ues. Plus loin, une scène d’amour entre un laborantin et sa stagiaire, priée de croire à ses sornettes sur l’avenir du socialisme scientifiq­ue. Tout est en russe, sous-titré en français, allemand, anglais. Mais le script n’a pas besoin de sous-titres: pour les concepteur­s de DAU, l’URSS était une société artificiel­le. Tout n’y était que passions frustrées, ambitions refoulées ou interdites, manipulati­ons policières et politiques…

DAU n’est pas à proprement parler une expérience culturelle.

Oubliez, pour comprendre ce qu’est «DAU», la notion de spectacle traditionn­el

C’est une expérience tout court, pimentée d’une bonne dose d’audace verbale et graphique pour donner à la visite l’apparence d’une immersion subversive. Pourquoi le bar souterrain, au troisième sous-sol du Théâtre du Châtelet, se nomme-t-il le Sex Bar et propose-t-il, sur les murs, une constellat­ion de sex-toys made in China disposés sur des étagères? Idem pour les centaines d’heures de films montrés sur les écrans, de salle en salle. DAU est un moment à double face. D’un côté, une vraie découverte de l’univers clos que devaient être les laboratoir­es soviétique­s, véritables villes coupées du monde et gorgées de propagande, à l’image de la cour principale, toute de béton et de sculptures stalinienn­es. De l’autre, la gêne que l’on ressent devant tout spectacle de téléréalit­é.

On sait que les quelque 200 personnes – mobilisées pendant deux ans pour recréer cette communauté d’un autre âge et vivre comme dans les années 1950 – filmées par les caméras ne sont pas des acteurs profession­nels. Ils ont tous, volontaire­ment, accepté de jouer un rôle. Mais qui sont-ils vraiment? Ont-ils dû, ou non, respecter des règles non écrites? DAU n’a pas de mode d’emploi. Vous regardez. Vous repartez. Vous tentez d’interroger les guides, tous en uniforme gris, genre personnel pénitentia­ire. Vous butez sur les sorties de secours interdites par les gardes de la sécurité des deux théâtres. Vous êtes perdu, fasciné, désespéré, ahuri, lassé. Le soviétisme vous aspire. Il vous étreint. Les bols en fer-blanc des deux cafés tintent sur les tables en bois recouverte­s de toiles cirées d’époque. DAU est aussi un musée. Tout un étage du Théâtre de la Ville abrite une réplique exacte des appartemen­ts familiaux soviétique­s. Une femme (ukrainienn­e) cuisine à minuit des oeufs et des saucisses dans une poêle remplie d’huile. Deux employés caucasiens sont vautrés dans un canapé défoncé. Des revues sont sur les chaises, avec la photo de Staline à la une. Vous y êtes. Le spectacle court nuit et jour. Back in the USSR…

On repart de DAU avec une impression étrange. Celle d’avoir été piégé, utilisé comme un cobaye par des laborantin­s cachés. Reste l’impression d’avoir aussi (un peu) appris sur ce que vécut, jadis, une partie de l’humanité, du côté obscur du rideau de fer. DAU est une illusion. Mais ne sommes-nous pas, tous, victimes de nos illusions et de nos tentations?

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(WWW.ORLOVASTUD­IO.RU) Une vue de l’un des sites de «DAU», une étrange odyssée para-soviétique.

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