«DAU», l’URSS jusqu’à l’ahurissement
Il faut une âme d’explorateur déjanté pour plonger dans l’univers de «DAU», l’expérience artistique destinée à vous faire vivre le soviétisme, dans le dédale de deux théâtres parisiens en travaux
Pourquoi tenter d’expliquer DAU? Tout, dans ce spectacle ahurissant d’originalité, à la limite de l’expérience anthropologique, du voyeurisme pur et dur et de l’expérience sectaire, est une forme d’énigme. Rien que les lieux, d’abord, interrogent le visiteur qui a payé sa place – un «visa», dans le langage DAU – pour arpenter leurs entrailles entre six et douze heures. Situés de part et d’autre de la place du Châtelet à Paris, sur les bords de la Seine, le Théâtre du Châtelet et le Théâtre de la Ville sont d’ordinaire réservés à la danse, aux concerts ou aux comédies musicales. De superbes lieux de divertissement où les chorégraphies classiques et modernes sont habituées à trouver leurs marques. Sauf que ces jours-ci, les deux établissements sont des théâtres fantômes. Tous deux fermés pour travaux, ils sont littéralement défigurés, hachés de l’intérieur, éviscérés par les ouvriers, remplis d’échafaudages et de tuyaux, véritables labyrinthes de béton et de métal. C’est dans ces squelettes que DAU a choisi d’emménager. Bienvenue dans les soutes du monde culturel. Au sens propre…
Des cabines genre peep-show
Place au spectacle lui-même. A condition d’oublier le mot «spectacle». DAU est surtout un pari: celui de faire revivre aux spectateurs l’ordinaire d’un centre scientifique de l’ex-URSS dans lequel travaillait un scientifique nommé Dau, purgé par la police politique de Staline. Une expérience épiée par des centaines de caméras à la manière d’un show de téléréalité. Oubliez, pour comprendre ce qu’est DAU, la notion de spectacle traditionnel, avec une scène, des acteurs, un scénario et une musique d’ambiance. Une fois votre «visa» accepté et dûment contrôlé par les gardiens, une fois votre téléphone portable déposé dans une boîte cadenassée, place à un dédale d’escaliers et de recoins scandés par des mots écrits sur les murs blancs. Ideology. Sex. Domination. Orgazm. Le spectateur que vous êtes n’a pas d’autre choix que de devenir voyeur. A chaque étage, des cabines genre peep-show, à siège unique, vous convient à entrer dans DAU. Sur l’écran? Une constellation de vignettes vidéo que l’on peut activer d’un clic. Un film pour chaque vignette. Ici, une séance d’interrogatoire d’une soubrette délurée et amoureuse par un officier du KGB chauve et avide de détails croustillants. Là, une conversation incompréhensible sur les atomes entre deux scientifiques. Plus loin, une scène d’amour entre un laborantin et sa stagiaire, priée de croire à ses sornettes sur l’avenir du socialisme scientifique. Tout est en russe, sous-titré en français, allemand, anglais. Mais le script n’a pas besoin de sous-titres: pour les concepteurs de DAU, l’URSS était une société artificielle. Tout n’y était que passions frustrées, ambitions refoulées ou interdites, manipulations policières et politiques…
DAU n’est pas à proprement parler une expérience culturelle.
Oubliez, pour comprendre ce qu’est «DAU», la notion de spectacle traditionnel
C’est une expérience tout court, pimentée d’une bonne dose d’audace verbale et graphique pour donner à la visite l’apparence d’une immersion subversive. Pourquoi le bar souterrain, au troisième sous-sol du Théâtre du Châtelet, se nomme-t-il le Sex Bar et propose-t-il, sur les murs, une constellation de sex-toys made in China disposés sur des étagères? Idem pour les centaines d’heures de films montrés sur les écrans, de salle en salle. DAU est un moment à double face. D’un côté, une vraie découverte de l’univers clos que devaient être les laboratoires soviétiques, véritables villes coupées du monde et gorgées de propagande, à l’image de la cour principale, toute de béton et de sculptures staliniennes. De l’autre, la gêne que l’on ressent devant tout spectacle de téléréalité.
On sait que les quelque 200 personnes – mobilisées pendant deux ans pour recréer cette communauté d’un autre âge et vivre comme dans les années 1950 – filmées par les caméras ne sont pas des acteurs professionnels. Ils ont tous, volontairement, accepté de jouer un rôle. Mais qui sont-ils vraiment? Ont-ils dû, ou non, respecter des règles non écrites? DAU n’a pas de mode d’emploi. Vous regardez. Vous repartez. Vous tentez d’interroger les guides, tous en uniforme gris, genre personnel pénitentiaire. Vous butez sur les sorties de secours interdites par les gardes de la sécurité des deux théâtres. Vous êtes perdu, fasciné, désespéré, ahuri, lassé. Le soviétisme vous aspire. Il vous étreint. Les bols en fer-blanc des deux cafés tintent sur les tables en bois recouvertes de toiles cirées d’époque. DAU est aussi un musée. Tout un étage du Théâtre de la Ville abrite une réplique exacte des appartements familiaux soviétiques. Une femme (ukrainienne) cuisine à minuit des oeufs et des saucisses dans une poêle remplie d’huile. Deux employés caucasiens sont vautrés dans un canapé défoncé. Des revues sont sur les chaises, avec la photo de Staline à la une. Vous y êtes. Le spectacle court nuit et jour. Back in the USSR…
On repart de DAU avec une impression étrange. Celle d’avoir été piégé, utilisé comme un cobaye par des laborantins cachés. Reste l’impression d’avoir aussi (un peu) appris sur ce que vécut, jadis, une partie de l’humanité, du côté obscur du rideau de fer. DAU est une illusion. Mais ne sommes-nous pas, tous, victimes de nos illusions et de nos tentations?
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