Le Temps

Mishka Lavigne, divine surprise canadienne

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Anne Bisang monte «Havre», pièce au bord des larmes jouée par les vibrants Rébecca Balestra et Baptiste Coustenobl­e, à l’affiche à La Chaux-deFonds, puis à Genève

Ce rendez-vous, Anne Bisang ne voulait pas le manquer. La directrice du Théâtre populaire romand de La Chauxde-Fonds avait été chamboulée à la lecture de Havre (Editions L’Interligne), texte de la jeune Canadienne Mishka Lavigne. Quand Mathieu Bertholet, son alter ego au Poche à Genève, lui a proposé de le monter, elle a donc dit oui, comme une évidence. Le spectacle qu’elle signe a cette même qualité: Baptiste Coustenobl­e et Rébecca Balestra sont merveilleu­x sur les tessons du chagrin, désarmants et émouvants quand tout tremble en eux.

Un état de choc. C’est sur une déchirure que s’ouvre Havre. Devant vous, Elsie alias Rébecca Balestra, défaite de la tête aux pieds, liquidée de l’intérieur, pétrifiée de l’extérieur. Elle vous éclaire au micro: une voiture est sortie de la route, une embardée, un trou qui est un gouffre, la mort d’un être, sa mère, l’écrivaine Gabrielle Sauriol. Vous ne comprenez pas tout de suite de quoi il retourne. Ni ce que vient faire Matt Hamidovic dans l’affaire. C’est lui qui parle à présent, d’une traversée de l’océan, du Canada jusqu’à la Bosnie, de la panique d’une amnésie: une arête blanche dans son enfance, un puits où se perdent ses parents biologique­s, dans les décombres de Sarajevo.

Deux orphelins rattrapés par les oiseaux-guetteurs qu’ils n’ont cessé d’être. C’est ce que jouent Rébecca Balestra et Baptiste Coustenobl­e, un état d’urgence à tous les étages d’une vie, un hurlement qui remonte, mais ne sort pas, dompté comme on peut. Matt Hamidovic est arpenteur-géomètre, il travaille sur un chantier en face de l’immeuble où Elsie, professeur­e de lettres à l’université, se débat avec l’ombre de sa mère, auteure notamment de Havre, livre au succès retentissa­nt.

Double fosse, double deuil, double tentative de colmatage. L’écrivaine ontarienne Mishka Lavigne tresse son scénario avec une habileté qui n’a d’égale que la précision de ses dialogues. Baptiste Coustenobl­e, coeur nuageux, écorce râpeuse, cherche sur Google son nom, c’est-à-dire celui de ses géniteurs. Pas de trace. Rébecca Balestra, couchée, surfe sur celui de sa mère: des millions d’occurrence­s défilent, autant de figures de Gabrielle Sauriol qui lui échappent.

Alors, pour colmater les fuites, elle achète tous les ouvrages de Gabrielle, tous ceux que la ville abrite, histoire de faire corps avec l’absente, de capitalise­r sa lumière. Matt, lui, percevra bientôt la lueur de deux étoiles bosniaques, l’empreinte de sa famille. Si on est embarqué, c’est que les comédiens vivent ce Havre comme deux équilibris­tes tenus au-dessus du vide par une ficelle aimante. A chaque pas, ils menacent de chuter, mais la lumière les rattrape. Appelons cela l’instinct de survie.

L’automne passé, Anne Bisang confiait que si le public n’était pas ému aux larmes, elle aurait raté son coup. Elle peut être rassurée: de ce Havre, on sort embué.

Un état d’urgence à tous les étages d’une vie, un hurlement qui remonte, mais ne sort pas, dompté comme on peut

Havre, La Chaux-de-Fonds, Théâtre populaire romand, ve 8 à 20h15, sa 9 à 18h15, rens. https://www.tpr.ch/saison; Genève, Poche, du 10 au 17 février, puis les 7, 10 et 17 mars, rens. https://poche---gve.ch

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