Espoir et peur à la frontière vénézuélienne
L’aide alimentaire américaine parvenue à Cucuta, à la frontière entre la Colombie et le Venezuela fermée depuis 2015, constitue un défi pour Caracas, qui n’en veut pas. Tandis que les réfugiés continuent d’affluer et que la tension monte
Depuis l’arrivée des premiers camions d’aide alimentaire américaine parvenus jeudi soir dans la ville colombienne et frontalière de Cucuta, la tension monte à la frontière. Les dizaines de tonnes d’aliments et de médicaments sont pour l’instant stockées à l’entrée du pont de Tienditas, l’un des trois ponts qui relient Cucuta aux villes vénézuéliennes de San Antonio et Ureña. A l’intérieur des hangars bien gardés par la police colombienne et des vigiles privés, une cinquantaine de personnes – des Colombiens de l’Unité nationale de gestion des risques et de désastre colombienne (UNGRD) et des volontaires vénézuéliens – s’affairent pour trier les palettes et emballer la marchandise. «On y prépare des sacs contenant de la farine, du riz, du thon, des lentilles, du sucre, du café, du sel, du chocolat prêts à être distribué», raconte Alejandro, coordinateur d’une fondation d’aide aux Vénézuéliens à Cucuta qui fait partie des volontaires triés sur le volet et aide depuis des mois les Vénézuéliens qui arrivent à la frontière.
Comment cette aide va-t-elle entrer au Venezuela? Telle est la grande question. Depuis la fermeture de la frontière décrétée en août 2015 par Nicolas Maduro, seuls les piétons transitent par le pont Francisco-de-Santander (vers Ureña) et le pont international Simon Bolivar (vers San Antonio) ouverts de 6h du matin à 6 heures du soir. Le pont de Tienditas, construit par les deux pays et achevé en 2014 n’a pour sa part jamais été ni inauguré, ni utilisé. Au milieu, côté vénézuélien, depuis la semaine dernière, deux énormes containers et un camion-citerne installés en travers bloquent le passage pour bien signifier qu’aucun convoi ne passera, comme l’a répété Nicolas Maduro. Côté colombien, des barrières et un portail barrent l’accès aux hangars et au pont. Un petit groupe de Vénézuéliens fait le guet tous les jours depuis jeudi pour avoir des nouvelles. Même si les autorités colombiennes ont assuré qu’aucune distribution n’aurait lieu en territoire colombien.
Il y a là par exemple Karla Velasco, 31 ans, et sa soeur fonctionnaire, venues toutes deux de San Cristobal de l’autre côté de la frontière, désespérées, car leur père de 63 ans porte depuis sept ans un pacemaker dont la pile va s’arrêter dans quelques semaines… Elles ne savent plus où s’adresser: au Venezuela, il leur faudrait 6500 dollars pour le faire opérer, dans les hôpitaux colombiens ils ne veulent pas le prendre en charge. Instrumentalisation politique
Sur le pont, lorsque arrivent des députés vénézuéliens du parti Volonté Populaire (VP, droite), du président par intérim autoproclamé le 23 janvier, Juan Guaidó, il y a tout à coup effervescence. Le député Ismael Garcia de l’Etat d’Aragua (membre depuis 2018 de Voluntad Popular mais qui fut chaviste jusqu’en 2007) prend Karla à part et lui explique qu’elle doit revenir lundi pour prendre contact avec la personne chargée de ce genre d’urgence. La flambante Gaby Arellano, députée de l’Etat frontalier de Tachira, en exil depuis mai dernier, monopolise les micros et les caméras des journalistes: «Tienditas est aujourd’hui le pont de l’Union. Je suis convaincue que la distance qu’il y a d’ici à mon pays (environ 300 mètres) est ce qu’il reste à franchir. C’est une question de jours. Nous allons libérer le Venezuela avec l’aide humanitaire.»
Mais doit-on considérer ces tonnes d’aliments et de médicaments américains comme de l’aide humanitaire justement? La plupart des ONG, la Croix-Rouge internationale, les Nations unies s’inquiètent de l’instrumentalisation politique, voire militarisée qui en est faite et ont ainsi décliné l’offre de participer à l’opération. Un diplomate onusien confie ainsi que cette aide viole tous les principes humanitaires et va à l’encontre d’une sortie négociée de la crise… Depuis six mois, l’institution internationale a augmenté son aide en territoire vénézuélien et craint que ce bras de fer avec les Etats-Unis ne complique son action. Sans compter que le durcissement des sanctions américaines va aggraver la situation de la population. Nicolas Maduro a pour sa part répété vendredi que le Venezuela «n’allait pas permettre ce show de la fausse aide humanitaire» qu’il a qualifié de «venin humiliant emballé dans du joli papier cadeau».
«Nous distribuons
10 000 repas par jour»
Côté colombien, à Cucuta, les 21 ONG internationales et les huit agences des Nations unies présentes pour venir en aide aux milliers de Vénézuéliens qui arrivent chaque jour, ainsi qu’aux «retornados», les Colombiens qui vivaient au Venezuela, et aux populations déplacées par le conflit colombien ne chôment pas. «Nous distribuons 10000 repas par jour», s’exclame Monseigneur Ochoa, évêque de Cucuta, rencontré samedi sur le pont Simon-Bolivar par lequel transitent près de 15000 personnes par jour (dont 3000 qui restent en Colombie).
Tous les humanitaires rencontrés font le même constat: l’exode vénézuélien ne cesse pas et c’est au tour des plus vulnérables d’arriver maintenant. «Il suffit de se poster sur le pont et de les regarder passer dans leurs vêtements trop grands pour confirmer qu’ils ont faim», souligne l’un d’eux. Carolina, 31 ans, et ses trois enfants de 11, 10 et 4 ans viennent tout juste d’arriver de Valencia. Elle espère pouvoir se rendre à Bucaramanga à 200 km. «Nous sommes traumatisés, nous sommes obligés de sortir du pays», soupire-t-elle assise sur le trottoir. Mais si on l’interroge sur l’aide américaine stockée toute proche, elle grimace «Ce n’est pas de l’aide. Les Etats-Unis veulent nous envahir. Nous voulons que Maduro s’en aille mais pas de quelque chose de pire.» Le spectre de l’intervention militaire
Car le spectre de l’intervention militaire plane sur Cucuta. «L’arrivée de cette aide a sans doute généré pour les Vénézuéliens réfugiés ici l’espoir qu’ils pourront rentrer chez eux bientôt. Mais les répercussions pour Cucuta peuvent être immenses, nous sommes à la merci du moindre incident sur ce pont et nous ne sommes absolument pas préparés à ce qui peut arriver, à une escalade du conflit qui serait catastrophique», s’inquiète le rédacteur en chef du quotidien régional La Opinion.
Plusieurs représentants de Juan Guaido campent à Cucuta depuis quelques jours pour organiser l’arrivée de l’aide américaine au Venezuela. L’un vient aussi de partir dans la région de la Guajira, plus au nord à la frontière, et un autre encore à celle entre le Brésil et le Venezuela. Il est question pour l’instant d’organiser des «couloirs humanitaires» avec des volontaires. Sur le pont de Tienditas, Colina, 28 ans, et Luis, 25 ans, s’avancent justement vers la délégation vénézuélienne pour proposer leurs services. Tous deux sont ex-membres, disent-ils, de
«Les Etats-Unis veulent nous envahir. Nous voulons que Maduro s’en aille mais pas de quelque chose de pire» CAROLINA, UNE VÉNÉZUÉLIENNE RÉFUGIÉE À CUCUTA
Sur le pont international Simon Bolivar, l’un des trois ponts qui relient la ville colombienne de Cucuta aux villes vénézuéliennes de San Antonio et Ureña.
l’armée vénézuélienne. La première a déserté il y a trois mois, le second il y a quelques semaines…
«Notre président Juan Guaido va faire des annonces importantes ce mardi et nous sommes en train de nous préparer pour distribuer la première aide sur la route des Andes à travers les Etats de Tachira, Merida et Trujillo», dit, confiante, Gaby Arellano. Et d’ajouter: «Je suis sûre que cette aide va entrer au Venezuela. Et avec elle l’usurpation va cesser, l’usurpateur va tomber. La lumière est au bout du tunnel.» Dimanche après-midi, plusieurs médias dont le journal vénézuélien El Nacional annonçait aussi le possible transfert de troupes d’élites vénézuéliennes à la frontière.
En attendant, alors que la nuit tombe sur le centre de Cucuta, Linda, accompagnée de son petitfils de 5 ans, tout juste arrivée de Valencia où elle était employée de maison, mendie dans l’ombre pour pouvoir s’offrir un abri. Et quand on lui demande ce qui l’a poussée sur les routes, elle porte tristement sa main à sa bouche.
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