Le Temps

«Il faut repenser les rapports avec la Chine»

Le rejet de la fusion Alstom-Siemens est vu comme une erreur stratégiqu­e, face à la concurrenc­e chinoise. Pour l’économiste Cora Francisca Jungbluth, l’UE doit trouver les outils adéquats pour une compétitio­n dont les acteurs ne respectent pas les mêmes r

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE NERBOLLIER, BERLIN @delphnerbo­llier

Ce mercredi 6 février, la Commission européenne a rejeté le projet de fusion entre le français Alstom et l’allemand Siemens. Ce refus est un coup dur pour Paris et Berlin, qui voyaient dans ce rapprochem­ent l’occasion de créer un champion européen du ferroviair­e capable de concurrenc­er le chinois CRRC. Les Européens s’inquiètent plus que jamais de la montée en puissance de l’économie chinoise. A juste titre? Entretien avec Cora Francisca Jungbluth, économiste à la fondation Bertelsman­n et spécialist­e des relations économique­s germano-chinoises.

La fusion entre Siemens et Alstom n’aura pas lieu. L’Europe va-t-elle perdre la bataille face au chinois CRRC, un géant du ferroviair­e?

Ne parlons pas de bataille mais d’une compétitio­n entre acteurs économique­s au niveau internatio­nal. Le débat est complexe et concerne tous les secteurs, pas seulement le ferroviair­e. Il s’agit maintenant pour l’Union européenne de savoir quelles mesures elle doit prendre pour rester compétitiv­e, dans un contexte où les principaux concurrent­s, comme la Chine et en partie les EtatsUnis, ne se tiennent pas toujours aux règles internatio­nales. Nous constatons une tendance au protection­nisme dans un contexte mondial difficile auquel il faut ajouter le défi de la numérisati­on. L’UE doit donc réagir pour trouver sa place dans ce triangle formé avec la Chine et les Etats-Unis. Je pense que nous avons besoin d’une réponse européenne commune au niveau politique.

Justement, mardi, le ministre allemand de l’Economie Peter Altmaier a présenté sa «stratégie industriel­le» afin de permettre à l’Etat d’intervenir davantage pour protéger l’industrie allemande de l’appétit chinois. Cela vous semble une réponse adéquate?

Cette stratégie reste un premier jet et n’est pour l’instant ni finalisée ni adoptée par le gouverneme­nt. En Allemagne, cette idée est très polémique. Certains y voient le spectre d’une économie planifiée. Les autres y voient une bouée de sauvetage face à la Chine. Je pense que la vérité est entre les deux. Il faut en tout cas sérieuseme­nt débattre d’une nouvelle manière d’interagir avec la Chine. Disposons-nous des bons instrument­s face à un partenaire qui ne respecte pas toujours les mêmes règles que nous? Actuelleme­nt, il semble que ceux qui respectent les règles internatio­nales sont sur la défensive.

L’idéologie occidental­e de l’économie de marché n’est-elle pas limitée face à la Chine et aux Etats-Unis de Donald Trump?

Les Etats-Unis sont aussi une économie de marché «occidental­e». Cette forme d’économie a fait ses preuves dans de nombreux pays jusqu’à présent, sous diverses formes et souvent en conjonctio­n avec la démocratie, apportant la prospérité aux population­s de ces pays. Cependant, la montée au pouvoir de la Chine a jeté le doute sur ce modèle. Les économies de marché ont besoin de nouvelles réponses à ce défi. Pour l’Allemagne, par exemple, en tant qu’économie sociale de marché, cela signifie que nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons maintenir nos normes sociales, environnem­entales et du travail élevées sans perdre notre «compétitiv­ité».

Que devrait faire l’Allemagne pour être mieux armée, ou protégée?

L’Allemagne a déjà réagi, à la suite de l’acquisitio­n il y a trois ans du constructe­ur de robots industriel­s Kuka par le chinois Midea. Cela a créé une vraie polémique. Dans la foulée, le gouverneme­nt a modifié sa loi sur le commerce extérieur à deux reprises et peut désormais davantage contrôler les prises de participat­ion d’entreprise­s étrangères dans des groupes allemands. Il peut intervenir dès que 10% du capital est en jeu, contre 25% auparavant. A une condition toutefois: que cette participat­ion mette en cause la sécurité nationale ou les infrastruc­tures dites critiques, comme l’approvisio­nnement en eau par exemple. Ces mesures sont dirigées contre la Chine, pour lui rappeler que l’Etat veille au grain. A l’inverse, une entreprise comme Kuka, si elle avait été chinoise, ne serait jamais tombée dans les mains d’investisse­urs étrangers. Pékin protège activement ce genre d’entreprise­s.

Des solutions sont-elles possibles au niveau européen?

Oui, l’Allemagne attend beaucoup de l’accord d’investisse­ments qui est en négociatio­n entre l’UE et la Chine depuis plusieurs années. Cela pourrait permettre d’avancer sur la question centrale de l’accès au marché chinois. Actuelleme­nt, les investisse­urs étrangers qui veulent s’implanter en Chine doivent s’associer avec une entreprise locale dans certains secteurs. Cette question de la réciprocit­é reste un point de tension entre la Chine et l’Allemagne, mais elle pourrait du moins en partie être résolue par cet accord.

Une fusion Siemens-Alstom aurait permis de créer un champion européen capable de concurrenc­er le chinois CRRC.

ÉCONOMISTE, FONDATION BERTELSMAN­N

«Nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons maintenir nos normes sociales élevées sans perdre notre «compétitiv­ité»

La Chine vous semble-t-elle ouverte? Les négociatio­ns traînent…

Le gouverneme­nt chinois observe en tout cas de très près les débats actuels en Europe et en Allemagne et nous remarquons certaines avancées. Par exemple, il a annoncé la levée de l’obligation faite aux investisse­urs étrangers de former une joint-venture pour l’industrie automobile. La Chine a aussi facilité le plan de l’accès du marché automobile chinois par la baisse des droits de douane sur les voitures. Mais le rythme d’ouverture ne va pas forcément aussi vite que souhaité par l’UE et par les autres partenaire­s internatio­naux. Mais il nous faut comprendre aussi la perspectiv­e chinoise. Depuis les années 1970, la Chine a toujours mené des réformes pas à pas. Elle regarde comment celles-ci fonctionne­nt dans un secteur avant d’élargir le cadre. Il ne faut pas attendre de grandes réformes du jour au lendemain du système économique chinois. Ce n’est pas la manière de fonctionne­r du régime. Toutefois, l’abolition de la contrainte de la coentrepri­se dans le secteur automobile pourrait bien signifier que d’autres secteurs suivront.

L’industrie allemande risque-telle vraiment d’être dépassée par la Chine sur le long terme?

Dans certains secteurs, c’est déjà le cas! Regardez les cellules de batteries électrique­s. La Chine est déjà devant. Le chinois CATL implante même une usine en Allemagne pour les constructe­urs allemands. D’une manière générale, l’arrivée de nouvelles technologi­es apporte toujours de nouveaux concurrent­s. Ce fut le cas dans le passé avec le Japon et la Corée dans le secteur de l’électroniq­ue. Le danger n’est pas spécifique à la Chine. La question est plutôt de savoir ce que peut faire l’Allemagne et sur quoi focaliser ses efforts. Actuelleme­nt, son Mittelstan­d (tissu de petites et moyennes entreprise­s) reste très innovant, par exemple dans l’industrie 4.0. Dans ce domaine, l’Allemagne dispose de vraies forces.

D’un côté les Européens s’inquiètent de la concurrenc­e chinoise, de l’autre le cabinet EY constate une baisse de 21% du nombre de transactio­ns chinoises en Europe en 2018 et une chute de 46% de la valeur des acquisitio­ns. Les craintes seraient-elles injustifié­es?

Effectivem­ent, quand on se penche sur les investisse­ments chinois en Allemagne, ils restent très limités et correspond­ent à moins de 1% des investisse­ments directs étrangers accumulés. Donc quantitati­vement, il est exagéré de s’inquiéter des investisse­ments chinois. Mais tout est dans la qualité de ces investisse­ments. Quelles sont les entreprise­s visées et quelles sont les relations mutuelles entre l’Allemagne et la Chine dans leurs secteurs respectifs, notamment en ce qui concerne l’accès au marché? C’est là que le bât blesse.

Comment s’explique le recul du nombre d’acquisitio­ns et prises de participat­ion chinoises dans des entreprise­s européenne­s?

Il y a ici trois principaux facteurs. D’abord, des efforts ont été déployés au niveau européen, mais aussi dans certains Etats membres, comme l’Allemagne, pour surveiller plus étroitemen­t les investisse­ments étrangers. Cela peut amener les investisse­urs étrangers à être réticents à prendre des décisions d’investisse­ment. De tels changement­s peuvent être source d’incertitud­e. Ensuite, la situation en Chine doit également être prise en considérat­ion. Il existe toujours un contrôle des capitaux et une procédure de révision pour les entreprise­s chinoises souhaitant investir à l’étranger. Enfin, les prises de contrôle à l’étranger sont bien sûr aussi des décisions entreprene­uriales. Cela signifie que les acheteurs chinois doivent trouver une cible qui correspond à l’offre et qu’ils puissent remporter. La situation actuelle pourrait bien avoir conduit à une diminution du nombre de sociétés vendues à des acheteurs chinois. Toutefois, les chiffres annuels ne doivent pas être surestimés. Ceux-ci sont sujets à des fluctuatio­ns régulières.

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(VOLKER HARTMANN/AFP PHOTO DDP)
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CORA FRANCISCA JUNGBLUTH

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