Le Temps

Tomi Ungerer, itinéraire d’un éleveur de croquemita­ines

L’illustrate­ur, peintre et caricaturi­ste français, auteur d’albums célèbres pour enfants et d’ouvrages érotiques, était âgé de 87 ans

- FRÉDÉRIC POTET (LE MONDE)

La mort ne faisait pas peur à Tomi Ungerer. «La mort est un incident comme les autres. Je la vois comme un contrôleur des douanes: on doit passer devant elle sans savoir ce qui nous attend de l’autre côté. Qui sait, ce sera peut-être un énorme arc-enciel! C’est quand même formidable de ne pas savoir où on va, non?» confiait-il au Monde à la fin de 2016, à l’occasion d’une exposition célébrant ses 85 ans, organisée au musée qui porte son nom, à Strasbourg.

Auteur de livres de jeunesse inoubliabl­es – Les trois brigands, Jean de la lune, Le géant de Zeralda, Otto, autobiogra­phie d’un ours en peluche… –, mais aussi affichiste, sculpteur, caricaturi­ste de presse, satiriste, créateur d’aphorismes, dessinateu­r d’ouvrages érotiques, Tomi Ungerer est mort dans la nuit de vendredi 8 à samedi 9 février à Cork (Irlande), au domicile de sa fille. Il avait 87 ans. Il laisse derrière lui une oeuvre aussi dense que protéiform­e, assez peu connue, étonnammen­t, dans son propre pays, exception faite de ses albums pour enfants d’où la mièvrerie et la bien-pensance étaient répudiées.

Souvenirs de dyslexique

Quand on lui demandait s’il souffrait de ce manque de reconnaiss­ance en France, l’Alsacien – doté, il est vrai, d’un tempéramen­t de globe-trotteur qui le conduisit très vite aux Etats-Unis où il fit l’essentiel de sa carrière – répondait du tac au tac: «Non, ça m’est complèteme­nt égal. C’est juste dommage car le français est la langue où je m’exprime le mieux même si je suis trilingue [français, allemand, anglais].» Tomi Ungerer avait quelque peu délaissé le crayon ces dernières années pour s’investir dans le collage – une des nombreuses techniques qu’il maîtrisait – mais aussi dans l’écriture, rédigeant notamment moult pensées et aphorismes où les jeux de mots, souvenir de sa dyslexie «d’origine», avaient toujours bonne place.

Lui, qui avait survécu à trois infarctus et à un cancer, s’était même inventé une devise, en anglais, totalement intraduisi­ble, «Tumor with humor», afin de dédramatis­er ses soucis de santé à répétition. «Dans le fond, je suis un littéraire. Mes grandes influences s’appellent Chamfort, La Rochefouca­uld, Jarry, Jules Renard…», ajoutait-il, comme pour appuyer sur le fait qu’il était «davantage» que l’illustrate­ur jeunesse, surtout connu pour l’adaptation au cinéma de deux de ses ouvrages (Les trois brigands, réalisé par Hayo Freitag en 2007; Jean de la lune, réalisé par Stephan Schesch en 2012). Indignatio­n à fleur de peau

Né le 28 novembre 1931 à Strasbourg, Tomi Ungerer – Jean-Thomas, de son véritable prénom – est marqué dans son enfance par deux événements. Le premier est la mort de son père alors qu’il n’a que 3 ans et demi. Horloger, fils et petit-fils d’horloger, Théodore Ungerer était aussi ingénieur, historien et artiste. «J’ai eu le sentiment qu’il m’avait transmis tous ses talents en mourant», écrira son touche-à-tout de garçon dans un livre hommage, De père en fils (éd. La Nuée bleue/ DNA, 2002).

Le deuxième événement est l’occupation allemande et l’annexion de l’Alsace par le IIIe Reich. L’usine familiale est réquisitio­nnée. L’enfant a 8 ans. On l’oblige à parler l’allemand à l’école, à écouter les discours du Führer, à chanter des chants nazis, son prénom, insuffisam­ment germanique, est même changé en Hans. La guerre terminée, il découvre une autre forme d’injustice dans l’interdicti­on qui est faite aux enfants de Strasbourg de parler alsacien: «J’ai appris [à cette période] ce que c’est que d’être minoritair­e, disait-il également

Image extraite des «Trois brigands».

au Monde en 2016. Quand les Français sont revenus en Alsace à la suite des nazis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, tout le monde pensait que la vie serait idéale. Ce fut loin d’être le cas. Je me souviens d’un professeur qui m’avait demandé de perdre mon accent si je voulais m’intéresser à la littératur­e. A 15 ans, j’organisais des grèves à l’école pour qu’on ait le droit de parler alsacien dans la cour de récréation.» Jambe dévorée

Cette indignatio­n à fleur de peau ne quittera jamais le futur dessinateu­r. A la fin du lycée, il voyage dans le Grand Nord, s’inscrit aux Arts décoratifs (d’où il sera renvoyé pour indiscipli­ne), enchaîne les petits jobs, voyage à nouveau de par le monde, en auto-stop ou comme marin sur des cargos, avant de débarquer à New York en 1956, «avec 60 dollars en poche et une cantine de dessins», selon la légende. Le jeune homme a de l’audace à revendre et un talent foudroyant, porté par ce trait à la nervosité palpable qui n’enjolive jamais les choses. Quels que soient les thématique­s et les supports, Ungerer privilégie­ra toujours, par la suite, le réalisme à l’utopie dans ses oeuvres.

Le débutant place alors très vite des illustrati­ons chez certains des plus prestigieu­x journaux américains (Esquire, Life, The New York Times…), tout en menant, de front, d’autres travaux. Sorti en 1957, son premier album pour enfants – Les Mellops font de l’avion – met en scène une famille de cochons que rien n’arrête, ni la conquête de l’air ni celle des gouffres souterrain­s. Les éditions Harper & Row – qui publient le célèbre magazine de mode Harper’s Bazaar, pour lequel il collabore – l’ont pris sous leur aile. Tomi Ungerer produira environ 80 livres pour enfants au cours des dix années qui suivront.

Insatiable, l’artiste nourrit aussi une véritable passion pour l’affiche. Alors que l’Amérique des années 1960 s’égare dans la ségrégatio­n raciale et dans la guerre du Vietnam, Ungerer va produire des images promises à la mémoire collective – ainsi cette affiche intitulée Black Power/White Power montrant un homme blanc et un homme noir tête-bêche se dévorant mutuelleme­nt la jambe. L’illustrate­ur se fait aussi satiriste avec un chef-d’oeuvre d’humour féroce: The Party (1966), un réquisitoi­re contre les élites new-yorkaises, décrites sous l’aspect d’êtres répugnants et prétentieu­x. Trop subversif pour l’Amérique pudibonde

La sexualité est aussi un sujet qui l’interpelle. Satire de la (future) mécanisati­on du sexe, son recueil de dessins érotiques Fornicon, publié chez Rhinoceros Press en 1969, reçoit les boulets de la critique. Comment un auteur pour enfants peut-il oser s’aventurer sur ce terrain? s’interroge l’Amérique pudibonde. «Il faut pourtant bien baiser pour en faire [des enfants]», rétorquera Ungerer. De nombreuses bibliothèq­ues états-uniennes banniront les albums de ce Français trop subversif. Dans le même temps, des collection­neurs, amateurs d’art, feront monter sa cote aux EtatsUnis.

Persona non grata, Ungerer choisit l’exil en 1971. Il part vivre dans un premier temps au Canada voisin, avant de retourner en Europe – en Irlande, le pays d’origine de sa femme où le couple s’installe définitive­ment en 1976. Un an auparavant, Ungerer a commencé à faire don à la ville de Strasbourg d’une partie de ses originaux, ainsi que de jouets qu’il fabrique à ses heures perdues – une autre de ses toquades. D’autres donations suivront; elles alimentero­nt le fonds du Musée Tomi-Ungerer/ Centre internatio­nal de l’illustrati­on, qui a ouvert ses portes en novembre 2007 dans une villa de la capitale européenne, non loin d’une fontaine en hommage à Janus, créée par Ungerer lui-même en 1988 à l’occasion du bimillénai­re de sa ville natale.

Alors que l’Amérique des années 1960 s’égare dans la ségrégatio­n raciale et dans la guerre du Vietnam, Ungerer va produire des images promises à la mémoire collective

Tomi Ungerer, auteur de livres pour la jeunesse, affichiste, caricaturi­ste et dessinateu­r d’ouvrages érotiques, laisse une oeuvre immense et protéiform­e.

Homme aux 140 livres et aux 40000 dessins, Ungerer savait tout faire. Diminué ces dernières années par une perte importante de visibilité de l’oeil gauche, il ne craignait pas d’être un jour empêché de travailler. «Si je deviens aveugle un jour, il me restera la pâte à modeler et la masturbati­on. Les Allemands ont un joli mot pour cela: Selbstbefr­iedigung – le plaisir de soi-même», disait-il en éclatant de rire.

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(TOMI UNGERER)
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(GAËTAN BALLY/KEYSTONE)

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