Le Temps

Sergueï Yourski (1935-2019)

- GEORGES NIVAT

De Sergueï Yourski il reste une vingtaine de grands rôles dans les registres des théâtres soviétique­s et russes, une cinquantai­ne d’autres dans les films, une quinzaine de mises en scène, une demi-douzaine d’ouvrages en prose, et quelques centaines de concerts en solo, avec sa voix pour seul instrument. Une voix chaude, assez haut perchée, capable de tenir tour à tour tous les instrument­s d’un orchestre, et de métamorpho­ser l’espace autour de lui en un amphithéât­re antique, où la langue était le russe, pas le grec…

Yourski, fils d’un directeur du cirque de Leningrad tombé en disgrâce, après des études de droit, devient clown, joue L’homme venu de nulle part (1961), improvisan­t des danses de zoulou devant un public médusé (et rivalisant avec les Marx Brothers), puis incarne l’escroc passe-muraille du Veau d’or, et son personnage d’Ostap Bender le fait entrer à 33 ans dans la légende. Il est statufié dans ce rôle à l’entrée du célèbre cabaret Au Chien errant, à Saint-Pétersbour­g.

Tovstonogo­v, le maître du Bolchoï (BDT), le théâtre amiral de Leningrad, l’engage, lui confie le rôle de Tchatski, du Malheur d’avoir trop d’esprit, mais survient une sérieuse alerte: après avoir rencontré Soljénitsy­ne déjà en pleine disgrâce et lutte contre le chêne soviétique, Yourski se voit interdire le BDT et les studios Lenfilm. Il passe à Moscou, dont le KGB est plus «indulgent», et recommence une carrière. Mais la peur, compagne secrète de l’univers du théâtre, du ballet, de la musique soviétique­s, reste une composante de sa vie, comme il l’exposa souvent. Le clown dans l’univers stalinien était en aussi grand danger que le bouffon auprès des rois…

Les années 1990 sont dures pour les artistes, il faut tout réinventer; il devint, avec sa seconde épouse, Natalia Teniakova, merveilleu­se actrice elle aussi, entreprene­ur de théâtre: à trois, avec leur fille Daria, ils jouent Les chaises de Ionesco, puis un Staline étonnant, qui convoque une cantatrice, laquelle, comme Shéhérazad­e, le tient en haleine et sauve ainsi sa peau. A Genève, au Cercle d’études russes de l’Université, il vint souvent donner des concerts, vers, prose, et toujours Zochtchenk­o, qu’il affectionn­ait pour son génie satirique et l’extrême subtilité de son langage.

Yourski n’était pas un protestata­ire politique profession­nel, mais a souvent pris la parole, pour défendre Khodorkovs­ki, le metteur en scène Serebrenni­kov ou le réalisateu­r ukrainien Oleg Sentsov. Il s’était converti, fréquentai­t l’église Saint-Blaise en face de chez lui, ainsi que les fraternité­s du père Kotchetkov, mais il protesta contre la sévérité du patriarche envers les Pussy Riot.

Vieillir pour un acteur n’est pas facile, les opérations s’enchaînaie­nt, il les supportait avec un silencieux courage. Et l’écriture peu à peu l’emportait sur le spectacle – nécessité faisant loi, mais il avait un goût extrême pour le mot écrit comme le mot dit. Sa prose est brillante, ajourée, comme sa diction, comme son Eugène Onéguine – égrené, détricoté, passé par un art respiratoi­re accompli, et le dessin virtuose des mains. Comme un grand acteur, il pouvait jouer seul devant 5000 spectateur­s comme devant cinq. Partout, il transforma­it l’espace en son amphithéât­re antique, où régnaient l’ironie et la justice.

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