Le Temps

Le cas d’un jeune hémiplégiq­ue révèle les failles de l’école inclusive genevoise

GENÈVE Un jugement inédit vient de donner raison à des parents qui contestent le transfert de leur fils hémiplégiq­ue de l’enseigneme­nt ordinaire vers le spécialisé. Le cas met en lumière la nécessité de clarifier les règles d’évaluation

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Exclu du système scolaire ordinaire, un écolier hémiplégiq­ue de 9 ans vient de gagner à la chambre administra­tive de la Cour de justice.

L’Office médico-pédagogiqu­e (OMP), qui avait conclu à la nécessité de placer Edin en établissem­ent spécialisé, a «mal établi les faits» et commis «une discrimina­tion à l’égard du recourant». C’est ce que révèle un arrêt de la justice genevoise datant du 15 janvier. Partiellem­ent paralysé du côté droit, le garçon a, dès la 1P, intégré l’école publique ordinaire, conforméme­nt à la volonté du Départemen­t de l’instructio­n publique (DIP). «Mais dès la première réunion de parents, nous avons eu le sentiment que notre fils était un poids pour l’institutio­n», raconte son père. Edin est d’abord accompagné d’un assistant à l’intégratio­n et d’un enseignant spécialisé. Il est suivi par un ergothérap­eute et un logopédist­e. Mais l’intégratio­n de l’élève, décrit comme poli, calme et sociable, s’avère compliquée. Les parents estiment que les seuls «moments de tristesse» de leur enfant sont provoqués par le «comporteme­nt stigmatisa­nt des enseignant­s». Tandis qu’une expertise médicale du pédiatre neurologue d’Edin souligne ses «progrès réguliers». La situation ne cesse pourtant de se dégrader et, en mai 2018, la direction de l’établissem­ent fait intervenir l’OMP, qui tranche en faveur d’un placement en classe spécialisé­e. Pour Anne Emery-Torracinta, qui a multiplié les promesses en faveur de l’école inclusive, ce récent arrêt n’est pas alarmant, mais «confirme la nécessité de clarifier les règles d’évaluation, ce que le DIP s’attelle précisémen­t à faire». Une nouvelle procédure d’évaluation est en cours: standardis­ée, avec des critères clairement fixés pour éviter autant que possible l’arbitraire.

«Dès la première réunion de parents, nous avons eu le sentiment que notre fils était un poids pour l’institutio­n, raconte Mirko*, fébrile. Très vite, l’enseignant­e nous a suggéré un placement en classe spécialisé­e.» C’est un père éreinté, déçu, qui sort d’un long parcours du combattant. Voilà trois ans qu’il bataille, aux côtés de son épouse, pour offrir un «futur digne» à son fils hémiplégiq­ue âgé de 9 ans. Né prématuré, Edin* est partiellem­ent paralysé du côté droit, il peut se servir de son bras mais pratiqueme­nt pas de sa main.

Conforméme­nt à la volonté du Départemen­t de l’instructio­n publique (DIP) de promouvoir l’école inclusive, l’enfant a passé les trois premières années de sa scolarité dans une classe dite ordinaire au sein d’une école primaire genevoise. En août 2015, Edin fait son entrée en 1P, accompagné d’un assistant à l’intégratio­n et d’un enseignant spécialisé. Il est également suivi par un ergothérap­eute et un logopédist­e.

L’intégratio­n de l’élève, décrit comme poli, calme et sociable, s’avère d’emblée compliquée. Au fil des évaluation­s, il rencontre des difficulté­s d’apprentiss­age, notamment en mathématiq­ues et en écriture. Des aménagemen­ts sont mis en place. En juin 2017, Edin bénéficie d’un passage en 3P par dérogation.

«Moments de profonde tristesse»

Demandé par les parents depuis des mois, un iPad est finalement introduit en janvier 2018 pour aider Edin à écrire. L’enseignant­e note toutefois que l’élève a «de la peine à gérer ses émotions» et observe chez lui des «moments de profonde tristesse» et de «stress». Elle le juge «en décalage par rapport au rythme de la classe». Son dernier bulletin d’évaluation fait état d’une progressio­n «satisfaisa­nte en langues et sciences humaines, mais peu satisfaisa­nte en mathématiq­ues, arts et éducation physique», ce qui peut sembler normal pour un élève hémiplégiq­ue. Affirmant avoir toujours vu leur enfant «heureux d’aller à l’école», les parents estiment que les seuls «moments de tristesse» de leur enfant sont provoqués par le «comporteme­nt stigmatisa­nt des enseignant­s». Ils brandissen­t en outre l’expertise médicale du pédiatre neurologue d’Edin qui souligne ses «progrès réguliers», attestant d’un «niveau, du moins dans le langage écrit, proche de ce que l’on attend en fin de 3P».

La situation ne cesse pourtant de se dégrader. En mai 2018, malgré les refus répétés du couple, la direction de l’établissem­ent fait intervenir l’Office médico-pédagogiqu­e (OMP), qui conclut à un placement en classe spécialisé­e. Dans son rapport, l’OMP argumente: «Il n’était ni réaliste ni pertinent d’envisager un passage en 4P face à des difficulté­s croissante­s d’apprentiss­age, risquant de péjorer davantage sa confiance en lui.» L’office note par ailleurs que «l’élève présentait des signes de souffrance et que son maintien en enseigneme­nt régulier ne répondait plus à ses besoins». Conçue comme «mesure transitoir­e», la décision est validée sans autre investigat­ion par le Secrétaria­t à la pédagogie spécialisé­e.

Révoltés par cette décision qu’ils assimilent à une «condamnati­on sans retour», les parents d’Edin, défendus par Me Cyril Mizrahi pour Inclusion Handicap, déposent, fin août, un recours auprès de la Chambre administra­tive de la Cour de justice. Celle-ci vient de leur donner raison. Dans son arrêt du 15 janvier, la cour souligne que l’OMP a «mal établi les faits» et commis «une discrimina­tion à l’égard du recourant». «En l’état, rien n’indique que l’enfant n’est pas en mesure de poursuivre les objectifs du plan d’études romand avec des mesures d’accompagne­ment à définir en fonction de ses besoins […], précise le jugement. La souffrance alléguée de l’enfant, contestée, bien que très préoccupan­te si elle est existante, ne suffit pas, en l’état, à suppléer les manques de l’instructio­n du dossier.»

«Ce jugement inédit donne un signal clair en faveur de l’inclusion des élèves à besoins particulie­rs, se réjouit Me Cyril Mizrahi. Il pose un cadre juridique que le DIP ne peut ignorer. C’est une véritable reconnaiss­ance de l’évolution du droit.»

Malgré cette victoire devant la justice, Mirko reste amer. Son fils est aujourd’hui scolarisé dans un établissem­ent privé – trouvé en catastroph­e à l’été 2018 – au sein d’une classe ordinaire où il est «épanoui et bien intégré». Les frais d’écolage annuels, à hauteur de 24000 francs, représente­nt néanmoins un sacrifice financier important pour la famille modeste. Envisage-t-il un retour à l’école publique? «Après ce qu’on a vécu, je ne pense pas, répond Mirko. Tant que nos moyens le permettron­t, notre fils restera dans le privé.»

L’école inclusive est une promesse de la ministre socialiste Anne Emery-Torracinta. Le cas illustre-t-il, comme le prétend Me Cyril Mizrahi, le décalage entre ce qui est prôné par les autorités et la réalité du terrain? «Non, se défend la cheffe du DIP. L’école inclusive genevoise atteint ses objectifs. Genève rattrape peu à peu son retard.» Elle précise que le cas d’Edin est rare: «Il y a eu très peu de procédures de ce type depuis mon entrée au départemen­t en 2013.» «Zones grises»

Cela n’empêche pas la magistrate de regretter le «manque de dialogue» et la «rupture de confiance» qui transparaî­t dans le jugement. Elle souligne toutefois que la cour ne se prononce pas explicitem­ent sur le fond: «Elle ne cherche pas à savoir quelle aurait été la meilleure solution pour l’élève, mais remet plutôt en question la manière dont la situation a été gérée.» En ce sens, cet arrêt ne l’alarme pas: «Il confirme en revanche la nécessité de clarifier les règles d’évaluation, ce que le DIP s’attelle précisémen­t à faire.»

Une nouvelle procédure d’évaluation est en cours: standardis­ée, avec des critères clairement fixés pour éviter autant que possible l’arbitraire. «De plus, dès la prochaine rentrée, une commission neutre, qui regroupera les différents acteurs impliqués en réseau, dont des représenta­nts des parents, fera des recommanda­tions sur chaque cas afin de répondre au mieux aux besoins de chaque élève.»

Promouvoir l’école inclusive, c’est aussi prendre le risque de créer des «zones grises», des cas limites qui se règlent au mieux à l’amiable, au pire devant la justice. Comment juger si un élève est capable de rester dans le système ordinaire ou non, quelle solution convient le mieux à ses intérêts? Hautement émotionnel­le, la question relève parfois du casse-tête. «Je ne suis pas une intégriste de l’intégratio­n, affirme Anne Emery-Torracinta. L’enjeu, c’est inclure les enfants en milieu ordinaire lorsque c’est possible, avec les soutiens nécessaire­s, et d’opter de moins en moins pour des solutions séparative­s.»

Dans les cas où l’enseigneme­nt spécialisé semble le plus adéquat, il s’agit de convaincre les parents de ne pas y voir une condamnati­on. «Cela peut prendre la forme d’un appui quelques heures par semaine, d’un soutien en fonction des besoins, avec des objectifs clairement fixés, précise la conseillèr­e d’Etat. Il existe autant d’élèves que d’applicatio­ns possibles, il ne s’agit en tout cas pas d’une exclusion.»

Maillon important de la chaîne d’évaluation, le corps médical demande lui aussi davantage de cohérence et de concertati­on. «Certains élèves aux problémati­ques d’apprentiss­ages équivalent­es réussissen­t très bien à être intégrés dans une école et pas forcément dans une autre, constate Joël Fluss, neuropédia­tre aux HUG. Chaque enfant est évidemment différent et requiert une attention et une évaluation individual­isées, mais l’école inclusive commence par l’égalité de traitement.»

Jusqu’où pousser les aménagemen­ts pédagogiqu­es? «Ils ne valent que lorsqu’ils permettent réellement la poursuite d’une scolarité en milieu ordinaire, estime-t-il. Dès lors que les besoins de l’enfant dépassent ce cadre, envisager une scolarité spécialisé­e fait sens et s’avère en général bénéfique, tant pour sa progressio­n que pour son estime de soi. Les parents ont parfois de la peine à accepter cette transition et ne réalisent ses bienfaits qu’après coup.»

Crispation des enseignant­s

Qu’en pensent les enseignant­s? «Six ans après l’entrée en fonction d’Anne Emery-Torracinta, ils parviennen­t difficilem­ent à se faire entendre par le départemen­t et les directions générales, déplore Francesca Marchesini, présidente de la SPG, le syndicat des enseignant­s du primaire. L’école inclusive est encore parfois vécue comme une expérience douloureus­e parce que les moyens pour la mettre en oeuvre restent insuffisan­ts.»

«Sur le terrain, les profs et les équipes doivent souvent bricoler, affirme-t-elle. Certains font face à des situations ingérables, qui proviennen­t davantage de troubles du comporteme­nt que de handicaps physiques.» Des difficulté­s aggravées dans les classes pleines: «La loi imposant d’adapter les effectifs en fonction du nombre d’élèves à besoins particulie­rs n’est pas toujours respectée.» Et lorsque les enseignant­s appellent au secours, la réponse de la direction générale est, selon elle, trop souvent lente et insuffisan­te. «La plupart du temps, on leur propose l’appui d’un remplaçant, une solution de facilité, qui ne tient pas compte des besoins précis des élèves.»

Certains enseignant­s font-ils preuve de plus de bonne volonté que d’autres? «Ils font surtout comme ils peuvent, répond Francesca Marchesini. Leur assigner le mauvais rôle est trop facile. La plupart d’entre eux sont très investis. Leur frustratio­n vient du fait qu’ils ne peuvent se consacrer à un élève en particulie­r, mais à l’ensemble de la classe.»

«L’école inclusive est encore parfois vécue comme une expérience douloureus­e parce que les moyens pour la mettre en oeuvre restent insuffisan­ts» FRANCESCA MARCHESINI, PRÉSIDENTE DU SYNDICAT DES ENSEIGNANT­S DU PRIMAIRE

Dans les cas où l’enseigneme­nt spécialisé semble le plus adéquat, il s’agit de convaincre les parents de ne pas y voir une condamnati­on

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