Le cas d’un jeune hémiplégique révèle les failles de l’école inclusive genevoise
GENÈVE Un jugement inédit vient de donner raison à des parents qui contestent le transfert de leur fils hémiplégique de l’enseignement ordinaire vers le spécialisé. Le cas met en lumière la nécessité de clarifier les règles d’évaluation
Exclu du système scolaire ordinaire, un écolier hémiplégique de 9 ans vient de gagner à la chambre administrative de la Cour de justice.
L’Office médico-pédagogique (OMP), qui avait conclu à la nécessité de placer Edin en établissement spécialisé, a «mal établi les faits» et commis «une discrimination à l’égard du recourant». C’est ce que révèle un arrêt de la justice genevoise datant du 15 janvier. Partiellement paralysé du côté droit, le garçon a, dès la 1P, intégré l’école publique ordinaire, conformément à la volonté du Département de l’instruction publique (DIP). «Mais dès la première réunion de parents, nous avons eu le sentiment que notre fils était un poids pour l’institution», raconte son père. Edin est d’abord accompagné d’un assistant à l’intégration et d’un enseignant spécialisé. Il est suivi par un ergothérapeute et un logopédiste. Mais l’intégration de l’élève, décrit comme poli, calme et sociable, s’avère compliquée. Les parents estiment que les seuls «moments de tristesse» de leur enfant sont provoqués par le «comportement stigmatisant des enseignants». Tandis qu’une expertise médicale du pédiatre neurologue d’Edin souligne ses «progrès réguliers». La situation ne cesse pourtant de se dégrader et, en mai 2018, la direction de l’établissement fait intervenir l’OMP, qui tranche en faveur d’un placement en classe spécialisée. Pour Anne Emery-Torracinta, qui a multiplié les promesses en faveur de l’école inclusive, ce récent arrêt n’est pas alarmant, mais «confirme la nécessité de clarifier les règles d’évaluation, ce que le DIP s’attelle précisément à faire». Une nouvelle procédure d’évaluation est en cours: standardisée, avec des critères clairement fixés pour éviter autant que possible l’arbitraire.
«Dès la première réunion de parents, nous avons eu le sentiment que notre fils était un poids pour l’institution, raconte Mirko*, fébrile. Très vite, l’enseignante nous a suggéré un placement en classe spécialisée.» C’est un père éreinté, déçu, qui sort d’un long parcours du combattant. Voilà trois ans qu’il bataille, aux côtés de son épouse, pour offrir un «futur digne» à son fils hémiplégique âgé de 9 ans. Né prématuré, Edin* est partiellement paralysé du côté droit, il peut se servir de son bras mais pratiquement pas de sa main.
Conformément à la volonté du Département de l’instruction publique (DIP) de promouvoir l’école inclusive, l’enfant a passé les trois premières années de sa scolarité dans une classe dite ordinaire au sein d’une école primaire genevoise. En août 2015, Edin fait son entrée en 1P, accompagné d’un assistant à l’intégration et d’un enseignant spécialisé. Il est également suivi par un ergothérapeute et un logopédiste.
L’intégration de l’élève, décrit comme poli, calme et sociable, s’avère d’emblée compliquée. Au fil des évaluations, il rencontre des difficultés d’apprentissage, notamment en mathématiques et en écriture. Des aménagements sont mis en place. En juin 2017, Edin bénéficie d’un passage en 3P par dérogation.
«Moments de profonde tristesse»
Demandé par les parents depuis des mois, un iPad est finalement introduit en janvier 2018 pour aider Edin à écrire. L’enseignante note toutefois que l’élève a «de la peine à gérer ses émotions» et observe chez lui des «moments de profonde tristesse» et de «stress». Elle le juge «en décalage par rapport au rythme de la classe». Son dernier bulletin d’évaluation fait état d’une progression «satisfaisante en langues et sciences humaines, mais peu satisfaisante en mathématiques, arts et éducation physique», ce qui peut sembler normal pour un élève hémiplégique. Affirmant avoir toujours vu leur enfant «heureux d’aller à l’école», les parents estiment que les seuls «moments de tristesse» de leur enfant sont provoqués par le «comportement stigmatisant des enseignants». Ils brandissent en outre l’expertise médicale du pédiatre neurologue d’Edin qui souligne ses «progrès réguliers», attestant d’un «niveau, du moins dans le langage écrit, proche de ce que l’on attend en fin de 3P».
La situation ne cesse pourtant de se dégrader. En mai 2018, malgré les refus répétés du couple, la direction de l’établissement fait intervenir l’Office médico-pédagogique (OMP), qui conclut à un placement en classe spécialisée. Dans son rapport, l’OMP argumente: «Il n’était ni réaliste ni pertinent d’envisager un passage en 4P face à des difficultés croissantes d’apprentissage, risquant de péjorer davantage sa confiance en lui.» L’office note par ailleurs que «l’élève présentait des signes de souffrance et que son maintien en enseignement régulier ne répondait plus à ses besoins». Conçue comme «mesure transitoire», la décision est validée sans autre investigation par le Secrétariat à la pédagogie spécialisée.
Révoltés par cette décision qu’ils assimilent à une «condamnation sans retour», les parents d’Edin, défendus par Me Cyril Mizrahi pour Inclusion Handicap, déposent, fin août, un recours auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice. Celle-ci vient de leur donner raison. Dans son arrêt du 15 janvier, la cour souligne que l’OMP a «mal établi les faits» et commis «une discrimination à l’égard du recourant». «En l’état, rien n’indique que l’enfant n’est pas en mesure de poursuivre les objectifs du plan d’études romand avec des mesures d’accompagnement à définir en fonction de ses besoins […], précise le jugement. La souffrance alléguée de l’enfant, contestée, bien que très préoccupante si elle est existante, ne suffit pas, en l’état, à suppléer les manques de l’instruction du dossier.»
«Ce jugement inédit donne un signal clair en faveur de l’inclusion des élèves à besoins particuliers, se réjouit Me Cyril Mizrahi. Il pose un cadre juridique que le DIP ne peut ignorer. C’est une véritable reconnaissance de l’évolution du droit.»
Malgré cette victoire devant la justice, Mirko reste amer. Son fils est aujourd’hui scolarisé dans un établissement privé – trouvé en catastrophe à l’été 2018 – au sein d’une classe ordinaire où il est «épanoui et bien intégré». Les frais d’écolage annuels, à hauteur de 24000 francs, représentent néanmoins un sacrifice financier important pour la famille modeste. Envisage-t-il un retour à l’école publique? «Après ce qu’on a vécu, je ne pense pas, répond Mirko. Tant que nos moyens le permettront, notre fils restera dans le privé.»
L’école inclusive est une promesse de la ministre socialiste Anne Emery-Torracinta. Le cas illustre-t-il, comme le prétend Me Cyril Mizrahi, le décalage entre ce qui est prôné par les autorités et la réalité du terrain? «Non, se défend la cheffe du DIP. L’école inclusive genevoise atteint ses objectifs. Genève rattrape peu à peu son retard.» Elle précise que le cas d’Edin est rare: «Il y a eu très peu de procédures de ce type depuis mon entrée au département en 2013.» «Zones grises»
Cela n’empêche pas la magistrate de regretter le «manque de dialogue» et la «rupture de confiance» qui transparaît dans le jugement. Elle souligne toutefois que la cour ne se prononce pas explicitement sur le fond: «Elle ne cherche pas à savoir quelle aurait été la meilleure solution pour l’élève, mais remet plutôt en question la manière dont la situation a été gérée.» En ce sens, cet arrêt ne l’alarme pas: «Il confirme en revanche la nécessité de clarifier les règles d’évaluation, ce que le DIP s’attelle précisément à faire.»
Une nouvelle procédure d’évaluation est en cours: standardisée, avec des critères clairement fixés pour éviter autant que possible l’arbitraire. «De plus, dès la prochaine rentrée, une commission neutre, qui regroupera les différents acteurs impliqués en réseau, dont des représentants des parents, fera des recommandations sur chaque cas afin de répondre au mieux aux besoins de chaque élève.»
Promouvoir l’école inclusive, c’est aussi prendre le risque de créer des «zones grises», des cas limites qui se règlent au mieux à l’amiable, au pire devant la justice. Comment juger si un élève est capable de rester dans le système ordinaire ou non, quelle solution convient le mieux à ses intérêts? Hautement émotionnelle, la question relève parfois du casse-tête. «Je ne suis pas une intégriste de l’intégration, affirme Anne Emery-Torracinta. L’enjeu, c’est inclure les enfants en milieu ordinaire lorsque c’est possible, avec les soutiens nécessaires, et d’opter de moins en moins pour des solutions séparatives.»
Dans les cas où l’enseignement spécialisé semble le plus adéquat, il s’agit de convaincre les parents de ne pas y voir une condamnation. «Cela peut prendre la forme d’un appui quelques heures par semaine, d’un soutien en fonction des besoins, avec des objectifs clairement fixés, précise la conseillère d’Etat. Il existe autant d’élèves que d’applications possibles, il ne s’agit en tout cas pas d’une exclusion.»
Maillon important de la chaîne d’évaluation, le corps médical demande lui aussi davantage de cohérence et de concertation. «Certains élèves aux problématiques d’apprentissages équivalentes réussissent très bien à être intégrés dans une école et pas forcément dans une autre, constate Joël Fluss, neuropédiatre aux HUG. Chaque enfant est évidemment différent et requiert une attention et une évaluation individualisées, mais l’école inclusive commence par l’égalité de traitement.»
Jusqu’où pousser les aménagements pédagogiques? «Ils ne valent que lorsqu’ils permettent réellement la poursuite d’une scolarité en milieu ordinaire, estime-t-il. Dès lors que les besoins de l’enfant dépassent ce cadre, envisager une scolarité spécialisée fait sens et s’avère en général bénéfique, tant pour sa progression que pour son estime de soi. Les parents ont parfois de la peine à accepter cette transition et ne réalisent ses bienfaits qu’après coup.»
Crispation des enseignants
Qu’en pensent les enseignants? «Six ans après l’entrée en fonction d’Anne Emery-Torracinta, ils parviennent difficilement à se faire entendre par le département et les directions générales, déplore Francesca Marchesini, présidente de la SPG, le syndicat des enseignants du primaire. L’école inclusive est encore parfois vécue comme une expérience douloureuse parce que les moyens pour la mettre en oeuvre restent insuffisants.»
«Sur le terrain, les profs et les équipes doivent souvent bricoler, affirme-t-elle. Certains font face à des situations ingérables, qui proviennent davantage de troubles du comportement que de handicaps physiques.» Des difficultés aggravées dans les classes pleines: «La loi imposant d’adapter les effectifs en fonction du nombre d’élèves à besoins particuliers n’est pas toujours respectée.» Et lorsque les enseignants appellent au secours, la réponse de la direction générale est, selon elle, trop souvent lente et insuffisante. «La plupart du temps, on leur propose l’appui d’un remplaçant, une solution de facilité, qui ne tient pas compte des besoins précis des élèves.»
Certains enseignants font-ils preuve de plus de bonne volonté que d’autres? «Ils font surtout comme ils peuvent, répond Francesca Marchesini. Leur assigner le mauvais rôle est trop facile. La plupart d’entre eux sont très investis. Leur frustration vient du fait qu’ils ne peuvent se consacrer à un élève en particulier, mais à l’ensemble de la classe.»
▅
«L’école inclusive est encore parfois vécue comme une expérience douloureuse parce que les moyens pour la mettre en oeuvre restent insuffisants» FRANCESCA MARCHESINI, PRÉSIDENTE DU SYNDICAT DES ENSEIGNANTS DU PRIMAIRE
Dans les cas où l’enseignement spécialisé semble le plus adéquat, il s’agit de convaincre les parents de ne pas y voir une condamnation