A J-8, l’unité de l’Europe à l’épreuve du Brexit
Le Brexit ne devrait pas avoir lieu le 29 mars. La première ministre britannique Theresa May a demandé à ses homologues européens d’accorder à son pays un sursis jusqu’au 30 juin. Un délai déjà jugé «légalement et politiquement difficile» à Bruxelles, où
«Les Européens ne doivent pas céder sans obtenir de garanties»
UN ANCIEN FONCTIONNAIRE BRITANNIQUE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE
Le sursis de trois mois demandé par Theresa May est jugé «légalement et politiquement difficile» par Bruxelles, où les Vingt-Huit ont rendez-vous ce jeudi
Le Brexit est censé avoir lieu le 29 mars, mais face à l’incapacité de la première ministre à faire accepter, par le parlement, l’accord de divorce qu’elle avait conclu avec Bruxelles, elle a demandé hier au président du Parlement européen, Donald Tusk, un délai jusqu’au 30 juin. Les VingtSept examineront cette requête dès aujourd’hui.
Si c’est «pour revenir au même point de départ», comme le redoute le négociateur de l’UE Michel Barnier, Theresa May pourrait avoir quelques difficultés à convaincre ses partenaires. Mais si c’est pour réussir, enfin, un troisième vote devant la Chambre des communes, alors ce sera oui. Les Vingt-Sept pourraient toutefois aussi décider de ne pas décider… et se réunir une nouvelle fois la semaine prochaine si besoin, éventuellement après la tenue d’un troisième vote à Londres. Comment Theresa May compte-t-elle s’y prendre pour convaincre son parlement d’adopter un accord rejeté par deux fois? Et comment faire en sorte qu’on ne bascule pas tout de même dans un «no deal», redouté par tous même si les marchés font preuve d’un certain flegme et ne semblent pas y croire? Questions pour l’heure sans réponses. Mêmes incertitudes pour les entreprises britanniques, incapables de se préparer correctement à une sortie. Face à cette farce, les Britanniques se raccrochent à leur arme secrète, l’humour et l’autodérision, dernière soupape de sécurité d’une population sous pression.
Peuvent-ils encore faire confiance à Theresa May? Ou doivent-ils au contraire signifier à la première ministre britannique que ses échecs répétés devant la Chambre des communes ne peuvent pas rester sans conséquence? «Les Européens ne doivent surtout pas céder sans obtenir de garanties, argumente un ancien fonctionnaire britannique de la Commission européenne. A quoi sert d’accorder un report jusqu’au 30 juin si le gouvernement britannique n’est pas capable de présenter un plan d’action concret, avec des dates et des actes?» La théorie tient la route. Mais au vu des intérêts économiques en jeu, tordre avec force le bras de Theresa May ne sera sans doute pas l’option retenue par les Vingt-Sept, qui la recevront ce jeudi après-midi à Bruxelles en ouverture de leur sommet.
Question empoisonnée
La question, toutefois, est bien plus empoisonnée qu’il n’y paraît. Car derrière cette ultime concession communautaire, préconisée dans sa lettre d’invitation au sommet envoyée mercredi par le président du Conseil (l’instance représentant les Etats membres de l’UE), Donald Tusk, deux problèmes majeurs restent pour l’heure sans réponse. Le premier est celui de l’avenir politique de Theresa May, dont les méthodes et l’autorité sont en lambeaux après deux années de négociations chaotiques et les camouflets en série que lui ont infligés les députés de son propre Parti conservateur. Or le Brexit est, contrairement aux apparences, un processus à long terme qui dépasse largement l’accord de divorce aujourd’hui en suspens. Il s’agit, pour l’Union européenne, d’inventer pour la première fois sa relation avec un ancien pays membre qui demeurera incontournable dans des secteurs clés comme la défense ou la recherche. Accorder aux autorités de Londres un nouveau délai jusqu’au 30 juin sans aucun engagement de leur part sur la suite, et avec le risque de voir très vite des élections législatives anticipées se tenir au RoyaumeUni,
Le Brexit a agi jusqu’à aujourd’hui comme un gaz à la fois paralysant et euphorisant
revient donc à prendre un sacré risque pour l’avenir. En sachant qu’une fois le divorce acté – si l’accord négocié est voté à l’arraché – les brexiters les plus intransigeants chercheront à coup sûr à se venger de Bruxelles.
Le second problème qui plane au-dessus du sommet européen de ces jeudi et vendredi est celui, jusque-là masqué, des plaies communautaires dissimulées par le Brexit. Aussi ingérables et épuisants soient-ils, le chaos britannique et le spectacle lamentable donné par le camp du «leave» ont en réalité servi de ciment par défaut. Même le premier ministre hongrois, Viktor Orban, dont le parti Fidesz vient d’être suspendu temporairement du Parti populaire européen (la formation qui rassemble les conservateurs), s’est tenu à la ligne dure visà-vis de Londres. Or qui dit date butoir du 30 juin dit retour assuré des tensions politiques entre les dirigeants nationaux-populistes et les autres. Dès la mi-avril, la campagne pour les élections européennes du 26 mai ouvrira les hostilités. Imaginons, pire encore, que le Royaume-Uni se retrouve obligé de tenir le scrutin (Theresa May, qui n’y est pas favorable, devra officialiser cette décision avant le 12 avril) et la confusion sera alors totale. Comment parler de l’avenir de l’Europe, et comment le dessiner, alors que les fractures Ouest-Est réapparaîtront au grand jour? Comment oeuvrer à un nouvel axe pro-européen réunissant centre droit et centre gauche (ce dont rêve Emmanuel Macron) sans fâcher pour de bon la puissante CDU allemande et son alliée bavaroise de la CSU?
En finir
Le Brexit a jusque-là agi comme un gaz à la fois paralysant et euphorisant. Il a paralysé les luttes intestines au sein du Conseil européen, y compris sur la question des migrants, parce que la priorité est d’en finir avec les Britanniques et l’application du fameux article 50 activé par le Royaume-Uni pour sortir de l’UE. Il a joué un rôle euphorisant car le comportement désastreux des brexiters et les sondages favorables à la tenue d’un second référendum outre-Manche ont accrédité l’idée que sortir de l’Union est un calvaire. Le monde réel de plus en plus fracturé n’a toutefois
pas attendu. Vendredi, les VingtSept doivent ainsi débattre de leur attitude vis-à-vis de la Chine, dont le président, Xi Jinping, sera au même moment en visite en Italie, avant de se rendre ce week-end à Nice, en France. Or le dossier chinois divise. La Grèce, le Portugal, Chypre ou Malte, pays roi pour les fameux «golden visas» permettant d’acheter un permis de résidence de dix ans dans l’espace Schengen, sont plus que réticents à durcir le ton vis-à-vis de Pékin. A Athènes comme à Lisbonne, des infrastructures de première nécessité (le port du Pirée, la distribution d’eau et d’électricité dans la capitale portugaise) sont aux mains de consortiums chinois. Quid de l’indépendance maritime européenne si, demain, les ports italiens de Gènes, Venise ou Trieste tombent dans l’escarcelle chinoise?
Le chantage du 30 juin de Theresa May est enfin redoutable car il ne peut pas empêcher un retournement in extremis de situation. Dans son arrêt du 10 décembre 2018, la Cour de justice européenne de Luxembourg a confirmé que le gouvernement britannique reste, jusqu’au dernier moment, maître de son destin. Les termes sont limpides: «Le Royaume – Uni a le droit de décider de renoncer à quitter l’UE, sans consulter les autres pays membres. Une telle révocation, décidée dans le respect de ses propres règles constitutionnelles, aurait pour effet que le pays resterait dans l’Union.» Une telle volteface serait infernale à gérer. Mais il n’est aujourd’hui pas possible de l’exclure.