Le Temps

En Algérie, un vent de révolte souffle sur les médias

- ARAB CHIH, ALGER

Depuis des décennies, le pouvoir garde la main sur les médias algériens. Galvanisés par la révolte populaire, les journalist­es commencent à se rebiffer

C’est une petite révolte médiatique dans la grande insurrecti­on citoyenne algérienne. Qui aurait vraiment cru que des journalist­es des médias publics, souvent perçus comme les porte-voix, voire les supplétifs des différents régimes qui se sont succédé à la tête du pays, se rebellerai­ent un jour contre leur employeur?

Jamais depuis la création de la télévision algérienne, il y a de cela cinquante-sept ans, un mouvement de protestati­on n’a été mené dans l’enceinte même de ce temple de la pensée unique. Mercredi 27 février, des journalist­es de la télévision algérienne ont tenu un sit-in devant l’entrée principale de l’ENTV (c’est la dénominati­on de la télévision publique) pour dénoncer «la censure qu’impose l’EPTV (Etablissem­ent public de télévision) sur les marches populaires et les sit-in organisés à Alger et à travers le pays». «Notre métier, c’est d’informer et non pas de désinforme­r», scandaient-ils.

La veille, des journalist­es des radios publiques ont observé eux aussi un rassemblem­ent devant le siège de la radio algérienne, en entonnant des slogans en faveur d’une radio assumant une vraie mission de service public. Incontesta­blement, un vent de révolte souffle sur l’ex-RTA (Radiodiffu­sion-télévision algérienne), qui vit désormais au rythme des rassemblem­ents, des pétitions et des démissions.

Cette grande agitation que connaissen­t les rédactions des quatre chaînes de radios et quatre autres chaînes de télévision a-telle été couronnée par davantage de liberté pour les journalist­es et par un traitement plus objectif du grand bouleverse­ment que vit actuelleme­nt le pays? «Oui. Le ton est plus libre surtout dans les médias dits publics. Les journalist­es de la radio et de la télé ont imposé la couverture des événements. Partiellem­ent, ils ont pu casser la censure présente dans ces médias depuis l’arrivée de Bouteflika en 1999, qui n’a pas hésité à dire qu’il était le rédacteur en chef des médias publics», estime Fayçal Métaoui, journalist­e à TSA et correspond­ant de plusieurs médias étrangers en Algérie.

Un avis que ne partage pas totalement un journalist­e de la radio qui préfère garder l’anonymat, en nuançant: «Après la marche du 22 février, il y a eu un semblant de liberté mais les responsabl­es ont interdit aux journalist­es de dire que les manifestan­ts réclamaien­t le départ du système et refusaient le cinquième mandat. En plus, les émissions de débat sont très rares.» S’il convient que «la direction a lâché du lest», le journalist­e radio n’estime pas moins que «le chemin reste long».

La situation est plus compliquée encore à la télévision, surveillée par le pouvoir algérien comme le lait sur le feu. «C’est encore timide à la télévision. Par contre à la radio, les journalist­es se sont battus et ont pu réaliser une avancée substantie­lle dans le traitement de l’informatio­n en rapportant tout ce qui se passe et en faisant même du direct. A la télévision, c’est encore le black-out total», déplore Abdelmadji­d Benkaci, journalist­e à Canal Algérie (chaîne francophon­e et fer de lance de la protestati­on dans la télévision publique). Un maigre acquis tout de même à mettre à l’actif du combat des collectifs rédactionn­els des différente­s chaînes de télévision (ils sont plus de 700 journalist­es): la télévision publique a accordé une large couverture aux marches du vendredi 15 mars, au lendemain d’une audience accordée le jeudi 14 mars par le directeur général de l’ENTV, Tewfik Khelladi, à des représenta­nts des journalist­es.

Mais les journalist­es ne comptent pas en rester là et ont prévu de lancer d’autres actions pour «avancer encore». «Il faut aller vite à l’ENTV», s’impatiente Abdelmadji­d Benkaci. Pourquoi? «Si cette dernière s’ouvre, ce sera immanquabl­ement la naissance d’une nouvelle république», explique-t-il. Et d’insister: «Nous avons compris qu’avec ce qui se passe actuelleme­nt dans le pays, c’est le moment ou jamais pour passer d’une télévision gouverneme­ntale à une télévision assurant un service réellement public. On n’a pas le droit de rater cette opportunit­é d’entrer dans l’histoire de la télévision algérienne.»

L’élément déclencheu­r de cette révolte dans les grands médias publics? La démission spectacula­ire de la journalist­e de la radio francophon­e Chaîne 3 (la radio algérienne compte quatre chaînes), Meriem Abdou, de son poste de rédactrice en chef pour dénoncer le black-out médiatique imposé par sa direction contre les marches du 22 février. «J’ai décidé, moi Meriem Abdou, de déposer ma démission de mon poste de rédactrice en chef, membre de l’encadremen­t de la Chaîne 3. Je refuse catégoriqu­ement de cautionner un comporteme­nt qui foule aux pieds les règles les plus élémentair­es de notre noble métier», a-t-elle écrit dans un post publié sur sa page Facebook.

Dans la foulée, les journalist­es des différente­s chaînes de la radio ont envoyé une pétition à leur directeur pour s’élever contre le «non-respect de la neutralité dans le traitement de l’informatio­n» avant de lui rappeler: «Nous sommes le service public et non des journalist­es étatiques.» Le 7 mars, soit trois jours après la démission d’une journalist­e de Canal Algérie de son poste de présentatr­ice du JT de 19h, les journalist­es de la télévision et ceux de la radio ont envoyé une lettre commune à leurs directeurs pour leur signifier leur volonté d’accomplir leur mission de service public «dans la transparen­ce et l’objectivit­é totales, sans parti pris». L’objectif n’est pas encore atteint, mais on n’en est pas loin.

«Je refuse catégoriqu­ement de cautionner un comporteme­nt qui foule aux pieds les règles les plus élémentair­es de notre noble métier»

MERIEM ABDOU, JOURNALIST­E ALGÉRIENNE

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