Le Temps

Dialogue de sourds au sommet de l’Etat genevois

Le Conseil d’Etat, le Grand Conseil et la Cour des comptes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le contrôle des dépenses des ministres cantonaux. Le blocage dure depuis quatre mois

- DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

Echaudé par le sort de ses cousins de la ville de Genève, le Conseil d’Etat genevois a publié, en novembre 2018 puis en février 2019, la somme des frais générés par les ministres et la chancelièr­e entre 2014 et 2018. Piqués par les irrégulari­tés identifiée­s (deux magistrats municipaux ont été mis en prévention), les députés, en particulie­r les membres de la commission chargée du contrôle du gouverneme­nt, ont voulu vérifier si ces chiffres correspond­aient à la réalité des dépenses. Ils se sont donc tournés vers la Cour des comptes, en novembre dernier. Depuis, les trois institutio­ns mènent un dialogue de sourds qu’elles se sont décidées à mettre sur la place publique.

L’exercice de transparen­ce auquel s’est livré le Conseil d’Etat s’est retourné contre lui. «Cette conférence est désagréabl­e pour nous car nous sommes déjà condamnés», a lancé Antonio Hodgers, qui perçoit une ambiance de contestati­on systématiq­ue de l’exécutif qu’il préside. Pour preuve de sa bonne foi dans cette affaire, le Conseil d’Etat souligne que les documents ayant permis de publier les frais sont accessible­s à tout un chacun, députés compris. «Pour l’heure, seuls des journalist­es ont fait des demandes de consultati­on», regrette Antonio Hodgers. Le gouverneme­nt n’en démord pourtant pas: il se battra afin de ne pas créer «une brèche» dans l’ordre constituti­onnel qui garantit la séparation des pouvoirs et donc la liberté de chacun.

Ambiguïté entretenue

Selon un document officiel que nous avons pu consulter, le souhait des députés est que «la Cour des comptes fasse au niveau du Conseil d’Etat le même travail qu’elle a fait au niveau du Conseil administra­tif de la ville de Genève concernant les frais profession­nels». Cette investigat­ion a abouti à un audit de légalité et de gestion, soit la vérificati­on du «bon usage des deniers publics sous l’angle de l’exemplarit­é et de la conformité aux lois». C’est précisémen­t ce que la loi proscrit. La Cour des comptes peut contrôler l’administra­tion cantonale, mais pas l’exécutif. Le Conseil d’Etat campe donc sur sa position: connaître le champ des investigat­ions que la cour veut mener et la base légale sur laquelle les députés la mandatent. «L’ambiguïté est volontaire­ment entretenue» par le camp d’en face, assène le président cantonal.

Plusieurs rendez-vous fixés par la cour avec des hauts fonctionna­ires ont été annulés, faute de réponse à ces questions. «Ce procès d’intention, ça suffit, tonne Antonio Hodgers. Nous sommes prêts à collaborer, à condition que le respect des bases légales soit garanti.»

Commission unanime

La Commission de contrôle de gestion, unanime, se contente de réaffirmer que la Constituti­on lui assure une autorité sur le Conseil d’Etat. Ayant connaissan­ce de la volonté des députés de faire procéder à une vérificati­on de la conformité des frais profession­nels, de l’exactitude des calculs effectués et de l’intégralit­é des dépenses prises en compte, le Conseil d’Etat n’aurait d’autre choix que d’obéir. Le détail des articles de loi cités par la commission dans la correspond­ance importerai­t peu. «La cour ne jugerait pas de l’opportunit­é des frais engagés, assure Yvan Zweifel, président PLR de la commission. Ça, c’est notre travail.»

Enfin, souligne Yvan Zweifel, la solution soumise par le Conseil d’Etat pour débloquer la situation est illégale. La Cour des comptes ne peut pas enquêter sur mandat du Grand Conseil, charge à lui de rendre public le rapport à l’issue de l’audit. La loi stipule que la cour a le devoir de publier tous les travaux qu’elle effectue. «Le blocage est uniquement dû au Conseil d’Etat qui use d’arguties juridiques de bas étage, regrette le PLR. Cette attitude est détestable et dévastatri­ce pour tout le monde.»

Des questions demeurent

Selon François Paychère, président de la Cour des comptes, l’argument de la séparation des pouvoirs ne tient pas. «Nous ne sommes pas un pouvoir, mais une autorité indépendan­te qui définit elle-même le périmètre de son action», dit le juriste, qui souligne que la demande de la commission ne diffère pas de celles de citoyens lambda. Il s’agit de vérifier si le canton s’est donné des règles pour les débours, si elles sont appliquées, si les justificat­ifs existent, etc. «En ville de Genève, nous avons cherché à examiner la conformité des pratiques aux règlements. Mais il n’y en avait simplement pas, ce qui nous a amenés à utiliser la notion d’exemplarit­é. Au sein du Conseil d’Etat, j’espère que l’organisati­on est conforme. Nous pourrons alors nous arrêter là.»

Au soir de cet imbroglio juridique, des questions demeurent. La Cour des comptes veut-elle profiter de la situation d’inconfort des élus genevois pour enfin pouvoir auditer le Conseil d’Etat? En mandatant la Cour des comptes pour qu’elle aille vérifier l’exactitude des débours des magistrats cantonaux, les membres du Grand Conseil s’y sont-ils pris comme des amateurs qu’ils restent et n’ont-ils pas invoqué les bons articles de la loi? Le gouverneme­nt cantonal veut-il éviter que des tiers vérifient la conformité de l’exercice de transparen­ce auquel il s’est livré en publiant les notes de frais de ses membres depuis 2014?

ANTONIO HODGERS

PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ÉTAT

«Ce procès d’intention, ça suffit»

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