Dialogue de sourds au sommet de l’Etat genevois
Le Conseil d’Etat, le Grand Conseil et la Cour des comptes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le contrôle des dépenses des ministres cantonaux. Le blocage dure depuis quatre mois
Echaudé par le sort de ses cousins de la ville de Genève, le Conseil d’Etat genevois a publié, en novembre 2018 puis en février 2019, la somme des frais générés par les ministres et la chancelière entre 2014 et 2018. Piqués par les irrégularités identifiées (deux magistrats municipaux ont été mis en prévention), les députés, en particulier les membres de la commission chargée du contrôle du gouvernement, ont voulu vérifier si ces chiffres correspondaient à la réalité des dépenses. Ils se sont donc tournés vers la Cour des comptes, en novembre dernier. Depuis, les trois institutions mènent un dialogue de sourds qu’elles se sont décidées à mettre sur la place publique.
L’exercice de transparence auquel s’est livré le Conseil d’Etat s’est retourné contre lui. «Cette conférence est désagréable pour nous car nous sommes déjà condamnés», a lancé Antonio Hodgers, qui perçoit une ambiance de contestation systématique de l’exécutif qu’il préside. Pour preuve de sa bonne foi dans cette affaire, le Conseil d’Etat souligne que les documents ayant permis de publier les frais sont accessibles à tout un chacun, députés compris. «Pour l’heure, seuls des journalistes ont fait des demandes de consultation», regrette Antonio Hodgers. Le gouvernement n’en démord pourtant pas: il se battra afin de ne pas créer «une brèche» dans l’ordre constitutionnel qui garantit la séparation des pouvoirs et donc la liberté de chacun.
Ambiguïté entretenue
Selon un document officiel que nous avons pu consulter, le souhait des députés est que «la Cour des comptes fasse au niveau du Conseil d’Etat le même travail qu’elle a fait au niveau du Conseil administratif de la ville de Genève concernant les frais professionnels». Cette investigation a abouti à un audit de légalité et de gestion, soit la vérification du «bon usage des deniers publics sous l’angle de l’exemplarité et de la conformité aux lois». C’est précisément ce que la loi proscrit. La Cour des comptes peut contrôler l’administration cantonale, mais pas l’exécutif. Le Conseil d’Etat campe donc sur sa position: connaître le champ des investigations que la cour veut mener et la base légale sur laquelle les députés la mandatent. «L’ambiguïté est volontairement entretenue» par le camp d’en face, assène le président cantonal.
Plusieurs rendez-vous fixés par la cour avec des hauts fonctionnaires ont été annulés, faute de réponse à ces questions. «Ce procès d’intention, ça suffit, tonne Antonio Hodgers. Nous sommes prêts à collaborer, à condition que le respect des bases légales soit garanti.»
Commission unanime
La Commission de contrôle de gestion, unanime, se contente de réaffirmer que la Constitution lui assure une autorité sur le Conseil d’Etat. Ayant connaissance de la volonté des députés de faire procéder à une vérification de la conformité des frais professionnels, de l’exactitude des calculs effectués et de l’intégralité des dépenses prises en compte, le Conseil d’Etat n’aurait d’autre choix que d’obéir. Le détail des articles de loi cités par la commission dans la correspondance importerait peu. «La cour ne jugerait pas de l’opportunité des frais engagés, assure Yvan Zweifel, président PLR de la commission. Ça, c’est notre travail.»
Enfin, souligne Yvan Zweifel, la solution soumise par le Conseil d’Etat pour débloquer la situation est illégale. La Cour des comptes ne peut pas enquêter sur mandat du Grand Conseil, charge à lui de rendre public le rapport à l’issue de l’audit. La loi stipule que la cour a le devoir de publier tous les travaux qu’elle effectue. «Le blocage est uniquement dû au Conseil d’Etat qui use d’arguties juridiques de bas étage, regrette le PLR. Cette attitude est détestable et dévastatrice pour tout le monde.»
Des questions demeurent
Selon François Paychère, président de la Cour des comptes, l’argument de la séparation des pouvoirs ne tient pas. «Nous ne sommes pas un pouvoir, mais une autorité indépendante qui définit elle-même le périmètre de son action», dit le juriste, qui souligne que la demande de la commission ne diffère pas de celles de citoyens lambda. Il s’agit de vérifier si le canton s’est donné des règles pour les débours, si elles sont appliquées, si les justificatifs existent, etc. «En ville de Genève, nous avons cherché à examiner la conformité des pratiques aux règlements. Mais il n’y en avait simplement pas, ce qui nous a amenés à utiliser la notion d’exemplarité. Au sein du Conseil d’Etat, j’espère que l’organisation est conforme. Nous pourrons alors nous arrêter là.»
Au soir de cet imbroglio juridique, des questions demeurent. La Cour des comptes veut-elle profiter de la situation d’inconfort des élus genevois pour enfin pouvoir auditer le Conseil d’Etat? En mandatant la Cour des comptes pour qu’elle aille vérifier l’exactitude des débours des magistrats cantonaux, les membres du Grand Conseil s’y sont-ils pris comme des amateurs qu’ils restent et n’ont-ils pas invoqué les bons articles de la loi? Le gouvernement cantonal veut-il éviter que des tiers vérifient la conformité de l’exercice de transparence auquel il s’est livré en publiant les notes de frais de ses membres depuis 2014?
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ANTONIO HODGERS
PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ÉTAT
«Ce procès d’intention, ça suffit»