Des intellectuels français sur la lune
On se demande encore pourquoi les «gilets jaunes» ont décidé, en novembre, d’envahir les ronds-points et de crier leur colère. Pourquoi passer à l’acte ainsi, prenant de court les élites françaises, alors que leurs problèmes sont tellement bien diagnostiqués, disséqués, et connus de l’intelligentsia hexagonale?
Cette réflexion m’est venue à l’esprit vers la sixième heure du débat de lundi, autour de minuit, alors qu’une vingtaine d’intellectuels entouraient encore à l’Elysée le président Macron. Regardez le replay de l’émission retransmise en direct par France Culture, en version vidéo. A quelques centaines de mètres du château présidentiel, les Champs-Elysées pansaient leurs plaies après les saccages inacceptables de samedi. Mais pas question, à l’intérieur, de lâcher prise: huit heures et demie de débat entre Emmanuel Macron et une soixantaine d’experts, triés sur le volet. Un chef de l’Etat qui prend des notes, puis répond point par point. La méthodologie du «grand débat national» est rodée. Sauf que lundi soir, Emmanuel Macron avait devant lui les rayons de la bibliothèque idéale de la France contemporaine: sociologues, économistes, philosophes… un véritable scanner du cerveau hexagonal.
Des penseurs formidables
Je l’ai écrit après minuit dans un tweet. France Culture a fait, cette nuit-là, un superbe boulot. Bravo. Et après? Le doute m’a saisi en écoutant Luc Boltanski, sociologue de renom et auteur avec Eve Chiapello du Nouvel Esprit du capitalisme (Ed. Folio), proposer au président d’instaurer un «Conseil d’analyse sociologique» pour l’assister dans ses décisions. Bien vu. Il y a, après tout, un conseil d’analyse économique qui épaule le premier ministre. Mais bon, est-ce le moment de créer une nouvelle Commission, même si ses intervenants travaillent bénévolement? Même le président a douté. Ces intellectuels français sont des penseurs formidables. Ils écrivent des livres passionnants. Ils parlent de la France comme si rien ne leur échappait. Ils en palpent le pouls en permanence, la mettent sur le divan, transcrivent ses doutes, relaient ses inquiétudes. Ce pays est un patient qui a d’excellents docteurs. Problème: sa maladie apparaît à ce stade incurable. Alors?
La réponse tient peut-être dans le contenu de ce débat destiné à donner la parole aux «sachants», vilipendés de façon terrifiante par les «gilets jaunes» et leurs meneurs, amateurs gourmands de théories complotistes et parfois hideuses. Rien, dans ces huit heures de discussions et d’échanges élyséens, n’a ressemblé à la moindre proposition de solution concrète, rapide, possible à mettre en oeuvre pour ramener la paix et l’esprit de compromis dans cette société française blessée et fracturée. Tout était, ce soir-là, concepts, problèmes de société dans la mondialisation, inadéquation du «modèle français», etc. Il ne manquait qu’une lecture publique des ouvrages magistraux de l’historien Fernand Braudel sur l’«identité de la France» pour compléter le tableau. Emmanuel Macron, qui adore à juste titre les enseignants – il en a épousé une – était à l’aise dans cet aréopage de penseurs plus calés les uns que les autres. Nous étions, eux autour des tables dressées dans une salle de l’Elysée, nous devant nos écrans ou derrière nos transistors, un peu en croisière sur la lune. Ce cratère-là? Connu. Cet astéroïde qui traverse le ciel au loin? Connu. Molière, ce pilier de l’esprit français, aurait adoré cette grand-messe du savoir.
Condamnés à rester
Le pire, au fond, était surtout l’image. Car ce que les caméras nous ont montré ce soir-là avait de quoi faire réfléchir. Au fur et à mesure, la salle élyséenne s’est dégarnie. Et oui. Le président notait, griffonnait, répondait… sans voir – ou sans le montrer – qu’il s’enfonçait de plus en plus seul dans cette nuit de l’intelligence. Les pères ou mères de famille, appelés par leurs devoirs, ont détalé les premiers. Puis les autres ont suivi, prenant la poudre d’escampette lors des pauses, une fois leurs questions posées. Seuls ceux assis derrière le président Macron semblaient condamnés à rester. Pas question pour eux de tourner casaque. Drôle de spectacle, avouez-le, que cette brochette d’intellectuels choisis sur le volet décidant, de leur propre chef, d’abréger les agapes présidentielles. Emmanuel Macron peut remplir des carnets et des carnets. Le savoir intellectuel et l’immense culture française sont des valeurs sûres dont nous sommes tous peu ou prou le produit. Mais la lune, même avec le plus puissant des télescopes, ne ressemblera jamais à la terre ferme et à ses «gilets jaunes».
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