Le Temps

Homard m’a tuer avec ses injonction­s contradict­oires

DU BOUT DU LAC

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS) @alexisfavr­e

Les injonction­s contradict­oires ont ceci d’étonnant qu’elles sont le matériau inépuisabl­e du chroniqueu­r. Vous avez beau nourrir toutes les ambitions devant votre clavier (cette semaine, je libère la phrase française), elles finissent toujours par vous détourner de votre grand oeuvre. Pour vous ramener au sarcasme et à son moteur, le désespoir. C’est donc au hasard d’une collision de deux colères paradoxale­s que nous voilà, vous et moi, embarqués dans ce petit texte déjà bien entamé.

La première est virale et frappée au coin du bon sens: il faut en finir avec les emballages plastique. Fini les tomates sous cellophane, sus au bio moulé d’hydrocarbu­res. Rendez-nous les fruits qui respirent et les océans cristallin­s, il y va de la survie et de l’honneur de l’humanité. Injonction parfaiteme­nt légitime et désormais susceptibl­e de vous valoir le Prix Nobel de la paix.

La seconde est plus surprenant­e, mais assez profonde pour avoir poussé les chimistes cantonaux à sortir de leur réserve et de leur laboratoir­e: les aliments vendus sans emballage souffrent d’un grave défaut d’étiquetage en matière d’informatio­n sur les allergènes. Une situation jugée «inacceptab­le». Reformulé: ne laissons plus jamais un allergique démuni à la confiserie devant un carac de Damoclès.

Et les chimistes de rappeler la règle, je n’invente rien: «Dans le cas de denrées alimentair­es emballées, les ingrédient­s susceptibl­es de provoquer des allergies […] doivent être indiqués sur l’étiquette. Cette obligation s’applique également, en principe, aux denrées alimentair­es non emballées.» Parfaiteme­nt. L’obligation d’indiquer les allergènes sur l’étiquette «s’applique également aux denrées non emballées». Et ne venez pas nous dire que le propre d’une denrée non emballée est précisémen­t de ne pas avoir d’étiquette, on ne plaisante pas avec la santé publique.

Juxtaposée­s dans un champ du réel objectivem­ent frappading­ue, voici donc deux aspiration­s au progrès qui se tirent dans les pattes. D’un côté, Gaïa chevillée au coeur, les tenants de l’expérience sans filtre et de la salade crottée rétablie dans ses droits naturels. De l’autre, Hippocrate en bandoulièr­e, la Faculté, le principe de précaution et la domesticat­ion du vivant par étiquetage ISO-certifié.

Vous l’aurez compris: sauf à parier sur une percée fulgurante de la micro-gravure de Compendium sur peau de courgette de saison, la rencontre de ces deux urgences est un jeu à somme nulle. Si personne ne tranche, étiqueteur­s obsessionn­els et minimalist­es éco-conscients n’ont pas fini de hurler dans le désert.

Sur ce, je vous laisse, je vais traîner mon poissonnie­r en justice. Il ne pouvait pas savoir que j’étais allergique aux crustacés et je lui sais gré de ne pas me l’avoir vendu sous vide, mais il aurait pu me prévenir que son homard contenait du homard.

«Voici deux aspiration­s au progrès qui se tirent dans les pattes»

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