Le Temps

L’antispécis­me, une dictature? Virginia Markus répond à Paul Ariès

- VIRGINIA MARKUS AUTEURE ET MILITANTE ANTISPÉCIS­TE

Cher Paul Ariès, Notre débat au Salon du livre de Genève le 5 mai dernier fut musclé, comme prévu. Les lecteurs et lectrices de ce journal n’ayant pas tous et toutes pu assister à notre joute oratoire, je me permets de répondre à votre interview publiée par Le Temps le 11 mai dans cette présente tribune.

Commençons par distinguer le véganisme, mode de vie consuméris­te, de l’antispécis­me, philosophi­e prenant acte des consensus scientifiq­ues affirmant la conscience des animaux (Déclaratio­n de Cambridge, 2012) dans la revendicat­ion politique de leurs droits fondamenta­ux. En ce sens, il s’appuie sur l’égalité biologique (les humain-e-s, aussi des animaux) pour défendre le droit à la vie de tous les êtres ayant un intérêt à ne pas souffrir. Si l’antispécis­me relève du totalitari­sme, alors l’antiracism­e et l’antisexism­e aussi. Rappelons donc quelques évidences: les femmes ne sont pas des sous-hommes. Les personnes racisées et la population LGBTIQ+, non plus. Et l’animal-machine de Descartes est un concept dépassé. Les population­s humaines précitées ont pu défendre leurs droits d’elles-mêmes, me direz-vous, donc elles légitiment leur engagement. Bien, si vous estimez que les antispécis­tes n’ont pas à porter la voix des animaux parce que ces derniers ne peuvent pas le faire eux-mêmes, deux choses: l’une, les animaux résistent à l’abattage. Ils crient et se débattent, mais on refuse de les entendre. L’autre, si seuls les individus capables de s’exprimer dans une société anthropoce­ntrée sont dignes de percevoir des droits, alors nous vous laisserons vous expliquer face aux activistes pour la fin des violences faites aux enfants et aux défenseur-euse-s du droit à la dignité des personnes en situation de handicap.

Ce qui est totalitair­e aujourd’hui, c’est l’imposition de la mort prématurée à 1000 milliards d’animaux marins, sans nécessité vitale. C’est l’emprisonne­ment à vie d’animaux dans des zoos et des cirques. C’est la corrida. Le braconnage qui, lui, met véritablem­ent fin aux espèces sauvages. C’est faire naître des milliards d’individus génétiquem­ent sélectionn­és, dans des corps meurtris par la productivi­té. De les saigner bébés pour délecter les papilles des chasseurs-cueilleurs modernes, carte bleue et caddie à la main, coursant les pièces de cadavres sous cellophane en zigzaguant au supermarch­é. L’antispécis­me impose le droit de vivre, alors que le carnisme légitime le droit de tuer. L’antispécis­me, c’est l’anti-tyrannie des humain-e-s sur le reste du monde. C’est le constat indiscutab­le du fait que la prétention de notre espèce réduit les écosystème­s à néant. Et si Hitler était peut-être végétarien pour des raisons sanitaires (votre argument préféré, semblerait-il), Gandhi, Plutarque, Voltaire, Einstein, Tolstoï, Zola et d’autres l’étaient pour des raisons éthiques. Angela Davis, militante afro-féministe, est également antispécis­te. De quelle politique totalitair­e parle-t-on, monsieur Ariès?

Nous sommes d’accord sur une chose: le capitalism­e est bien la racine commune de la majorité des maux de notre civilisati­on. La capitalisa­tion des corps et la course à la productivi­té mènent frontaleme­nt la vie sur Terre… vers la mort. Pourquoi, cependant, vous borner à opérer des liens systématiq­ues entre le capitalism­e, l’agricultur­e industriel­le et l’antispécis­me, quand ce dernier contrecarr­e précisémen­t les aléas de cette même racine, en prônant une plus grande humilité des humain-e-s face au monde? A vous entendre, on croirait presque que la déforestat­ion, la désertific­ation des océans et la fonte des glaces seraient les conséquenc­es de la consommati­on humaine de végétaux, alors que les études de terrain démontrent précisémen­t l’inverse. Deux tiers des terres déforestée­s en Amazonie le sont pour l’agricultur­e intensive alimentant l’élevage. La pollution des eaux et la désertific­ation des océans trouvent leurs racines dans l’élevage intensif et la pêche industriel­le. Si les vers de terre sont décimés, pollution et surexploit­ation des sols en sont les causes.

Le rapport de l’IPBES paru le 6 mai 2019 le confirme: la 6e extinction est engendrée par l’activité humaine, dont les pôles principaux sont notamment l’utilisatio­n des terres (agricultur­e, déforestat­ion) et l’exploitati­on directe des ressources (pêche, chasse). A ce propos, les initiateur­s de la clean meat arguent principale­ment qu’elle servirait à convaincre les mangeur-euse-s de bidoche quand sa production sera devenue impossible pour des raisons écologique­s, et non pour satisfaire les papilles des animaliste­s, contrairem­ent aux idées reçues. En effet, les antispécis­tes respectueu­x-euses des écosystème­s consomment bio, local et en vrac autant que possible et ne se réjouissen­t pas de la récupérati­on capitalist­e d’une révolution politique. En d’autres termes, le «vegan-washing», à la manière du «green-washing», est un drame au regard des luttes socio-écologique­s qui sont menées.

Concluons, Paul. Vous ne défendez pas l’unité du genre humain. Vous en défendez sa prétendue supériorit­é. Si vous estimez défendre le droit à la nourriture de 8 milliards d’humain-e-s et la biodiversi­té animale, c’est que vous vous trompez fondamenta­lement de cible en incriminan­t l’antispécis­me. N’importe quel scientifiq­ue un peu sérieux répondra qu’il serait tout bonnement insensé de penser à nourrir 8 milliards d’hominidé-e-s avec des produits carnés, au vu des hectares qu’il s’agit de consacrer à l’affouragem­ent et aux pâtures des animaux, plutôt que de les dédier à la production maraîchère à destinatio­n des humain-e-s. Vous ne défendez donc pas la vie sur Terre en luttant contre l’antispécis­me, vous précipitez sa perte.

N’importe quel scientifiq­ue un peu sérieux répondra qu’il serait tout bonnement insensé de penser à nourrir 8 milliards d’hominidé-e-s avec des produits carnés

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