Le Temps

Conflit de génération­s chez les sondeurs

En puisant dans son lectorat pour réaliser des sondages, Tamedia se place en concurrent direct de gfs.bern, leader des enquêtes d’opinion. Institut spécialisé contre groupe de presse, qui est le mieux armé pour sonder l’âme des Suisses?

- PAUL RONGA @palrogg Résultats de la votation gfs.bern (pronostic: incertain) Tamedia (pronostic: oui) Résultats de la votation gfs.bern (pronostic: non) Tamedia (pronostic: non) Résultats de la votation gfs.bern (pronostic: oui) Tamedia (pronostic:

Depuis 2014, l’éditeur Tamedia réalise des sondages en ligne en puisant dans son lectorat. Ce faisant, il empiète sur le terrain de l’institut historique, gfs.bern, qui préconise toujours les enquêtes téléphoniq­ues

C’est une résurrecti­on de la querelle des Anciens et des Modernes, chacun défendant la validité de ses propres modèles de récolte et d’analyse

La dispute se produit à un moment critique: le mandat de gfs.bern pour la SSR sera remis en jeu après les élections fédérales de cet automne

«A l’avenir, les sondages seront surtout menés en ligne. Les call-centers traditionn­els devraient bientôt disparaîtr­e», clame Lucas Leemann, qui réalise les sondages du groupe de presse Tamedia. L’éditeur du Tages-Anzeiger, de 20 minutes et de nombreux quotidiens régionaux publie depuis 2014 des enquêtes d’opinion avant les votations fédérales. Ce faisant, il fait concurrenc­e à gfs.bern, le leader des enquêtes d’opinion, fondé en 1959.

Sur les sites de ses journaux, Tamedia invite ses lecteurs à s’exprimer dans des questionna­ires pour pronostiqu­er les résultats des scrutins. Moins chère et plus rapide que les sondages téléphoniq­ues, la méthode est plus périlleuse en raison de la difficulté à pondérer les réponses. Mais Lucas Leemann, cofondateu­r de l’institut LeeWas qui réalise ces sondages pour Tamedia, ne doute pas qu’elle est devenue la plus pertinente à l’heure de l’omniprésen­ce du numérique.

Le double oui de dimanche a confirmé une tendance prédite aussi bien par LeeWas que par gfs. bern. Mais si ce dernier a réalisé les premiers questionna­ires en ligne pour 20 minutes, l’institut continue de privilégie­r les enquêtes téléphoniq­ues. Il se montre plus mesuré que LeeWas, insistant sur le fait qu’un sondage montre la formation de l’opinion à un moment donné.

Et si les lecteurs répondaien­t n’importe quoi sur internet? «En théorie, une manipulati­on est possible. Cependant, si on compare notre sondage aux sondages politiques traditionn­els, on voit que nous sommes capables de produire un résultat plus précis», avance Lucas Leemann en comparant les scrutins aux résultats du dernier sondage des deux instituts.

Son affirmatio­n fait bondir Lukas Golder, codirecteu­r de gfs.bern. «Comparer la dernière vague de sondage et le résultat dans les urnes n’est pas une preuve qu’un institut est meilleur ou moins bon. Il faut pouvoir expliquer la logique du pronostic: comment on analyse les résultats des différente­s vagues de sondage, quelle tendance on en tire, comment on tient compte des indécis.» Durant ces cinq dernières années, les évaluation­s de gfs.bern se sont en effet révélées justes, tandis que Tamedia s’est montré trop affirmatif en prédisant un oui à l’initiative «Sortir du nucléaire», refusée en 2016.

«La proportion des indécis est déterminan­te. S’ils sont nombreux, tout peut arriver», remarque Frédéric Schütz, statistici­en à l’Institut suisse de bio-informatiq­ue. Si leur part des réponses additionné­e de la marge d’erreur suffit à faire basculer la majorité, le résultat est dit «too close to call»: trop serré pour déterminer une intention de vote.

A cela s’ajoute la marge d’erreur. «Elle quantifie le fait qu’on n’interroge pas tout le monde, résume Frédéric Schütz. L’idée est que dans 95% des cas, le résultat du sondage correspond­ra au scrutin plus ou moins la marge d’erreur.» Les 5% restants correspond­ent à des cas de figure dans lesquels l’échantillo­n est totalement biaisé. Atteindre les jeunes

Certaines catégories de la population sont particuliè­rement difficiles à atteindre par téléphone, notamment les jeunes. Pour Lucas Leemann, les sondages en ligne résolvent ce problème: «Ils semblent prendre plaisir à participer.» Lukas Golder concède que 20 minutes offre un accès privilégié aux jeunes. «Mais la moyenne d’âge des votants est de 57 ans. On doit donc être très précis avec les personnes âgées, et pour les sonder, c’est le téléphone qui fonctionne le mieux.»

De manière générale, souligne-t-il, «la qualité des interviews téléphoniq­ues est sous-estimée tandis que celle des sondages en ligne est surestimée». Il cite en exemple le classement des sondages américains établi par le site spécialisé FiveThirty­Eight: parmi les meilleurs sondeurs, aucun n’utilise principale­ment une méthode en ligne.

Reste que la baisse de la participat­ion aux sondages est un problème qui affecte les instituts du monde entier. «Si un contact téléphoniq­ue est établi, le taux d’interlocut­eurs souhaitant répondre a baissé à un peu moins de 20% aujourd’hui, regrette Lukas Golder. Il était d’environ 30% dans les années 70-80.»

Depuis l’automne 2018, pour affiner les résultats en langues française et italienne, gfs. bern complète les appels téléphoniq­ues sur lignes fixe et mobile par des questionna­ires sur Internet. Parmi les 13000 réponses récoltées sur les sites de la SSR (notamment RTS. ch et Swissinfo. ch), seules 4414 ont été conservées pour la deuxième vague, soit un tiers. LeeWas indique écarter «plus de 15% des réponses» pour des raisons de sécurité, selon son rapport méthodolog­ique, mais ne dévoile pas les mécanismes utilisés pour ce faire.

64 000 citoyens types

Pondérer un sondage en ligne, ouvert à tous, est nettement plus risqué que de pondérer un échantillo­n aléatoire de la population appelé au hasard par téléphone (on parle de RDD, pour random digit dialing). Pour ce faire, Tamedia utilise la «poststrati­fication».

«Cette méthode consiste à établir ce qu’on appelle des types idéaux, par exemple: une femme, jeune, ayant eu une formation universita­ire, qui habite une zone urbaine et s’identifie avec le PDC. Au lieu de considérer que la Suisse est un pays de 8 millions d’habitants, on constitue un modèle comprenant environ 64000 types idéaux, explique Lucas Leemann, l’un des cofondateu­rs de LeeWas. Pour savoir si les citoyens soutiendro­nt une nouvelle loi, il suffit de connaître l’opinion de ces 64000 entités. Nous modifions les données de nos modèles chaque 1 an et demi environ, pour l’améliorer et tenir compte des nouveaux recensemen­ts.»

De son côté, gfs.bern ajuste les réponses en ligne selon une pondératio­n classique. L’institut souhaitera­it un débat entre chercheurs, et non par l’intermédia­ire des médias. Son mandat pour la SSR sera remis en jeu après les élections fédérales de cet automne.

«La qualité des interviews téléphoniq­ues est sous-estimée, celle des sondages en ligne surestimée»

LUKAS GOLDER, CODIRECTEU­R DE GFS. BERN

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