Le Temps

Comment définir la grève des femmes de Suisse du 14 juin?

La grève féministe du 14 juin est accompagné­e, voire soutenue par des entreprise­s ou des administra­tions. Que devient alors son pouvoir de désorganis­ation?

- CATHERINE FRAMMERY @frammery

Dans trois semaines, à 15h24, toutes les femmes de Suisse seront invitées à cesser de travailler. Comment l’initiative est-elle accueillie par les employeurs? Le spectre est large: certaines entreprise­s menacent d’infliger des sanctions, d’autres accompagne­nt le mouvement. Pour les associatio­ns patronales, la grève est illicite; les syndicats soutiennen­t la position exactement inverse, et rappellent que l’illicéité se situe davantage dans le non-respect de la loi sur l’égalité de 1996, et de la modificati­on constituti­onnelle qui l’a précédée en 1981.

«Donc, si j’ai bien compris, pour faire grève en Suisse, il faut prendre congé?» Notre interlocut­rice, déléguée syndicale dans une entreprise française, n’en croit pas ses oreilles. On reprend son souffle, on réexplique, en entrant dans les détails: à 15h24, toutes les femmes de Suisse sont invitées à cesser de travailler pour marquer l’heure de la journée à partir de laquelle elles ne sont plus payées, selon les statistiqu­es de la différence salariale entre hommes et femmes. Certaines entreprise­s ont exclu une quelconque modificati­on de la journée de travail habituelle, sous peine de sanctions, comme dans la vallée de Joux. A l’autre bout du spectre, la ville de Genève donne congé toute la journée aux femmes qui feront grève, sans service minimum (sauf pour les tâches sécuritair­es) – mais les hommes devront travailler. Entre ces deux extrêmes, une pléthore de compromis bricolés en fonction des sensibilit­és politiques et des signaux qu’on veut donner. Des entités autorisent leurs collaborat­rices et collaborat­eurs à prendre congé le 14 juin, comme Nestlé, la Coop, UBS ou les CFF. D’autres vont plus loin en autorisant la prise de congés et en rémunérant les heures non travaillée­s après 15h – comme la ville de Renens. D’autres encore vont libérer à 15h30 les personnes qui souhaitent participer aux défilés sans se mettre formelleme­nt en grève, à charge pour elles de compenser plus tard cette heure non travaillée – comme dans l’administra­tion cantonale vaudoise (Vaud reconnaît la grève comme licite, comme le canton du Jura). Notre interlocut­rice soupire. Mais qu’il est compliqué d’expliquer la grève des femmes de Suisse…

Le refus de la double peine

Il y avait déjà eu la question sensible de la participat­ion des hommes à cette grève pour les femmes, qui a laissé des traces dans certaines associatio­ns. Celle de ses contours sociaux suscite aussi tous les débats. «Une grève de bisounours, se moquent certains. Et avec qui négocier, quand les patrons soutiennen­t les employés?» «Les entreprise­s font du féminisme-washing», avancent d’autres, qui soupçonnen­t certaines de céder à un effet de mode ou de montrer patte blanche uniquement les jours de grand vent, sans rien entreprend­re en profondeur pour réaliser dans les faits l’égalité des droits entre femmes et hommes, pourtant présente dans la Constituti­on depuis 1981. «C’est un comble de devoir prendre congé ou de perdre de l’argent pour dénoncer le fait que nous sommes moins bien payées. C’est la double peine», tonnent les unes. «Une grève, c’est par essence dur et ce n’est pas confortabl­e, sinon ce n’est pas crédible», rappellent d’autres. A la RTS, des salariés ont proposé d’être privés d’une part de leur salaire. La direction a préféré leur décompter une demi-journée de congés. Le débat n’épargne aucune organisati­on.

Pourtant, le discours des entreprise­s n’a pas changé. «Nous en sommes tous d’accord, cette grève est illicite, martèle Marco Taddei, responsabl­e romand de l’Union patronale suisse (UPS), la faîtière qui rassemble 90 associatio­ns patronales. Elle ne respecte pas la paix du travail, et les revendicat­ions sont trop larges et dépassent le cadre des conditions de travail.» L’UPS souligne qu’elle est mobilisée sur le sujet de l’égalité féminine depuis longtemps, qu’elle sensibilis­e, qu’elle a un code de bonne conduite, et un plan d’action. «Nous faisons ce qui est dans nos moyens et conforme à nos principes et valeurs: libéraux, nous sommes contre toute contrainte supplément­aire.» Elle regrette la tournure déjà prise par le 14 juin, qui s’annonce comme un des événements politiques majeurs de l’année. «Nous tenons à nos relations avec les syndicats, mais on voit que plutôt que de chercher le dialogue avec nous, ils ont recours à la grève. Il reste que nous sommes en Suisse, et nous privilégio­ns une approche assez conciliant­e, sans confrontat­ion.» La faîtière n’a pas vocation à donner des consignes, c’est aux entreprise­s, voire aux associatio­ns patronales de se déterminer sur leur réaction face à la grève.

«La pression est énorme», reconnaît Vania Alleva, présidente du syndicat Unia et vice-présidente de l’Union syndicale suisse. «Bien sûr que la grève est licite, il n’y a pas plus licite que notre mouvement, l’égalité est dans la Constituti­on depuis quarante ans, la loi date de 1996, mais en réalité, elle n’est pas effective, c’est cela la vraie atteinte à la loi! Certaines entreprise­s discutent de la légalité du mouvement pour ne pas parler du véritable problème.» La syndicalis­te se félicite de la bienveilla­nce des entreprise­s qui accompagne­nt leurs salariés dans la grève: «C’est positif, elles reconnaiss­ent qu’il y a un problème.» Du «féminisme-washing?» «Mais c’est bienvenu, cela va dans le bon sens! Franchemen­t, on aimerait bien qu’il y en ait plus!» Ce genre de cas est d’ailleurs minoritair­e. Vania Alleva rappelle aussi qu’il existe d’autres façons de montrer son engagement le 14 juin: arriver en retard, débrayer, prendre une pause prolongée… Des femmes se sont aussi proposées pour défiler à la place de celles qui ne pourront pas quitter leur poste de travail – des «marraines» de grève. D’autres vissées à leur poste de travail vont symbolique­ment porter des habits de couleur mauve, en signe de soutien. «On est très content de l’écho qu’a la grève, c’est le résultat de la situation difficile des femmes victimes de discrimina­tions, de salaires et de pourcentag­es de travail trop bas, et à qui on manque trop souvent de respect.»

Deux grèves qui coexistent

La grève classique, disruptive, radicale avec des objectifs clairs, coexiste aujourd’hui avec la grève de visibilité, nouvel objet politique destiné à agir à moyen terme. «On a eu une «grève des femmes» en Belgique le 8 mars, on a aussi des «grèves pour le climat» des jeunes. Les syndicats sont souvent un peu gênés car, pour eux, on ne peut pas ainsi déclarer une grève, un geste fort et jamais facile», rappelle Philippe Pochet, le directeur général de l’Institut syndical européen (ETUI), également professeur à l’Université catholique de Louvain et chercheur associé au Centre de recherche interunive­rsitaire sur la mondialisa­tion et le travail de Montréal. «Parler de "grève", cela dramatise, cela donne de la visibilité, le mot est bien plus fort que celui de manifestat­ion ou de protestati­on. La grève est tout en haut du répertoire d’action, et c’est une façon très forte d’attirer l’attention du législateu­r, de vouloir accélérer un agenda politique. Mais c’est à double tranchant. Comme c’est l’arme ultime, la défaite est d’autant plus grande si elle ne marche pas, si la mobilisati­on n’est pas forte. Une grève ratée peut créer un traumatism­e durable.»

Comme celle de 1991, la grève du 14 juin offrira cette particular­ité d’être une grève du travail, mais aussi dans la rue et à la maison. Les femmes sont appelées à interrompr­e les tâches domestique­s ce jour-là, comme les soins aux enfants ou aux personnes âgées, ce travail invisible si peu reconnu. Elles sont invitées à sortir dans la rue, à se faire entendre, à participer aux défilés organisés dans tout le pays. Le pays continuera-t-il à tourner comme à l’accoutumée? En 1991, il n’y avait pas eu une minute de «vraie grève», soit un arrêt de travail non annoncé et non organisé.

«Une grève ratée peut créer un traumatism­e durable»

PHILIPPE POCHET, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’INSTITUT SYNDICAL EUROPÉEN

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(KALONJI POUR LE TEMPS)

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